♦f wf ^■% p *s» V. 2. -i^ ) MARËQUITA L'ESPAGNOLE. m CitJrrs î>f Sontfs. Andjlootii, par Jjiiiir d» Laval I.« Comtri d» Mnnigommrrrj , /»ir /r même I.» Gmiarlirr Ar \"i\r «l'KI).«- , pir Bargiurt (de Grenoble). Vltur d'Efiér, par A. dt Kermningujr. Louii JouisfranttOt . I.r Dilinant dr U Vo l.e Capiiainr Spartirua , far Pnu! Fnat, «olri.r d»» /If/ilirti dt Londni. . Le Duc dr Bat««no , toiiTriiiri iniifnrt dr U Rrpaklique ri de l'Empire, rrcvrilllt par Ckarlollt Je Scr Un S'rrct dan» I» Mariai;? , par madame Sophie Pann^er It \'au\e tut OEuUd'Or, par Ju/ei Ucroix !.<• Y», l.t du ;>ial>Ie , par Ulei David. l.a Frmmf d'un Miniairr , par liritiet ■ . . . . Soiireiiira Iniim't du eomla de Heanard, premier ecujer de S. A. R. Madame la Dueheiie de Berry. • •, .. L« plus hrurruar Femr-« do Monde, par madam» CJiarlolle de Sor La Reine det Volrort , pat Jules David .......... Tyler le Cuuvrrur par Paul de Kock I L'Autel et le Tliéàtr-', par Hfaximilieu Perria. . . , , -^ ■ ^ i^ff ,' m , Lola et Maria, par mf dame ta cai/ilene Merlin. . . ,.,,'. ^'' ,,• , Le» Annraui if'uqF CliaiDe,^ar/twc<»i(«^>tfrVMrour/ !..€ Comte de Guichr, par madame Sop/iie Cajr ,,••.. Le Faut Frère, par la me'me Le Petit Roi (romain hiitorique), par Brùtrt Marie Tudor, par madame A. Dupin Franco!» les Bas-Bleu», par Mnximiliei, Pernn Nani>n de Linlgues, ^ar ^/exaWreDi/niai Cn Grand A'Ef»f;nr, par Ju/es Lacroix I>i»ne et S.liirif, par Michel Maison Le (.r..»rrii de» Hébri'dr», par Sir ff aller Seoll Madame de Condé, par Alexunare Dnmai La Vicomi'^je lie Cambes, par Alexandre Dumai rliaripante Gabrirlle , bar Brti\et ••• Le. MélMn..rplio»e» de la Ffmme, par X.-B. Sainline ("cKiir de Lièvre, par Maximilien Perrin !-'.\lil ayr d.- Pr_»»».ic par Alexandre Dumas ^»p^*i\ ri l.HcSrn, par Michel Matson La Famille .iu Mauvais Sujrt , ^or .l/afi/n//ien Pern'ji |y» D.'liardriir. par Mùcimi/ien Perrin 1-e Troiiblr M-nage, par Mnximiliea Perrim Une Cailla. dr, /,ar CA. /'ou/ g. n-8. n-8. n-8. D-8. n.8. n-8. O.8. n-8. n.8. D.8. D-8. .8. n.8. n.8. n-8. D-8. n.8. n-8. n-8. n.g. 6^>é, par Rof^er dr Beauvoir J vol. in-8. Blanche de B..'irgognr, par rr.adan.e A. Pupin a »ol. in-8. La Fil!e de U Monisgne noire, par 5.r ff'a/ler Seoll. } ïoI. in-8- I'ari.<. — Iiiipriii-erie de Co5m)5. M"' FLORA TRISTAN. MARÉÛUITA li'ESPAGMOIiE. MBFHïSp -m^s^a-" PARIS , L. DE POTTER, LIBRAIllE-ÉDl TEUll , Rue Saint-Jacques, 38. viÂiitmi^- Ààja^^ -i^ i?^ fi I :â\M Digitized by the Internet Archive in 2010 witii funding from University of Ottawa http://www.archive.org/details/marquitalespan02tris AU PUBLIC liE lilBRAlRE- EDITEUR. Le lo septembre i838, victime d'un affreux assassinat, d'une cruelle ven- geance , madame Flora Tristan fut frappée, dans la rue du Bac, d'un coup de pistolet tiré à bout portant ; elle tomba , et reportée chez elle sans con- naissance, son état donna pendant plu- sieurs jours les plus graves inquiétudes AL l'LBLIC. aux amis qui l'entouraient ; mais, grâce aux soins de MM. Recamier et Lisfranc, quoiqu'on ne pût extraire la balle qui avait pénétré dans les régions du cœur, toute crainte sérieuse dispa- rut bientôt, et madame Tristan, pen- dant sa douloureuse convalescence , a pu s'occuper de la publication de Mépbis. L'intérêt si naturel, si légitime, que Pon ressent toujours pour la douleur , éveille alors une sympathie générale et profonde. Tous les journaux , en racontant ce sanglant épisode, parlè- rent des Pérégrinations d'une Paria, parues depuis quelques mois, et don- nèrent à cette œuvre des éloges d'autant plus sincères que beaucoup ne parta- geaient pas les opinions morales et poli- AU PUBLIC. "I liqiics (£iie l'on trouve dans quelques pages de ce livre. Une seconde édition devint bientôt nécessaire à la curiosité des lecteurs, et révéla au monde littéraire l'existence d'une femme dont la plume aussi in- génieuse dans sa philosophie à part, que spirituelle dans le pittoresque de ses observations, devait lui conquérir une place auprès des premiers écri- vains de notre époque. Les Mémoires et Pérégrinations ' d'une Varia sont l'histoire de sa vie, de sa vie de paria , car madame Flora Tristan a fait comme Rousseau : elle a écrit un livre qui est elle, elle seule, elle toute entière, et rien qu'elle-même. L'un des plus grands mérites de ce IV AU PUBLIC. livre , et qui a dû suffire pour assurer à la seconde édition un succès de vogue, est de nous initier parfaitement dans la nature des provinces de l'Amérique du sud; il en reproduit la physionomie vivante et réelle. Jusqu'alors aucun voyageur n'avait écrit ainsi sur le Pé- rou ; madame Flora Tristan s'est char- gée avec bonheur de nous expliquer tout ce que ce pays a de curieux pour nous. Madame Tristan profite de la lon- gueur de la traversée, qui dura cinq mois, pour nous faire connaître un à un, capitaine, passagers et mousses; et, comme elle peint tout ce qu'elle voit, elle a fait au milieu de ces scènes d'observations écrites avec gaîtë, avec AU PUBLIC. originalité j des chapitres de roman maritime qu'on est tout surpris de lire sous cette plume féminine. Au Pérou 5 on visite les villes de porte en porte, les couvents, les égli- ses , les camps des milices *, on assiste aux guerres, aux révolutions. Plu- sieurs portraits, et surtout celui de l'ex-président de la Bolivie, sont l'œu- vre d'un pinceau qui peut aspirer à peindre de grands tableaux ; et comme devant les chefs-d'œuvre de nos pein- tres , sans avoir vu les modèles, on sent que ces copies sont fidèles, ressem- blantes. Les couvents d'Arequipa , Lima et ses femmes enveloppées dans leur ravissante saya , ont inspiré des pages écrites avec bonheur , et toujours avec passion. VI AU PUBLIC. Les Pérégrinations donnent une appréciation spirituelle du caractère des Péruviens, une peinture bien sen- tie de mœurs dont la civilisation n'a pas encore effacé la native originalité; et si l'entraînant, le charme élégant du style de l'auteur , ont produit de déli- cieux chapitres , quelques pages de con- fession intime décèlent aussi un cœur froissé, mais compatissant à toutes les infortunes. On trouvera , nous l'espérons , dans MéphiSj toutes les qualités qui ont fait le succès des Pérégrinations : une conception de haute portée, une ima- gination ardente, et toujours le même bonheur d'observations. Les deuxième et troisième volumes des Mémoires et Pérégrinations sont AU PUBLIC. annonces pour lo mois prochain, cL pour le mois de janvier, un roman dont le drame se passe au milieu du pays vierge du Përou. Aussi , nous l'espérons, La Fille de Z///w«hëritera- t-elle des succès de ses deux aînés. UN DANDY. H. Qu'bsl-ce qu'un dandy?... C'est comme un porte-manteau tivant dont les tailleurs se servent pour étaler leurs coupes et leui's façons nouvelles- Marcher la tête haute, lejairel tendu et les coudes en arrière; loucher en lorgnant, grimacer en rianl , grasseyer en parlant , heaucoup causer sans rien dire, ou se taire pour avoir l'air de penser ; faire des armes comme un spadassin, jouer à la bouillotte comme un homme d'af- faires, monter à cheval comme un jockei , nourrir à grands frais vingt jumens et dix maîtresses : tel est, des deux côtés de la Mam^he, l'être qu'on a baptisé du nom de dandy. t (un pseudonyme,) I. Toute préoccupée de l'histoire du prolé- taire, Maréquita ne se rappelait nullement la promesse qu'elle avait faite au marquis Giulio de Torepa de le recevoir au bout de trois jours; mais la rusée Bernard en avait tenu note : elle se hasarda donc à entrer dans la chambre de madame d'Alvarez avant que celle-ci n'eût sonné. — Chère Maréquita, lui dit-elle du ton le plus aimable, vous n'avez pas oublié sans doute qu'aujourd'hui vous devez recevoir le marquis de Torepa? Il attend, j'en suis Mi:i'iii««. bien sùro, avec nue >ive impalience riieiire où il pourra se présenter chez vous.... Quel pei- gnoir allez-vous mettre?... Avec tous vous êtes jolie ; cependant je crois que le vert — Oh! interrompit Maréquita, je mettrai celui que vous voudrez; mais le vert, jamais ! . . . Fermez-le dans une armoire à part. Cette circonstance intrigua la duègne; — elle crut y voir la confumation des soupçons qu'elle avait conçus. — Bon ! j'ai deviné juste, pensa-t-elle ; il y a du mystérieux entre ce M. Lysberry et Maréquita...; — et elle se pro- mit bien d'épier attentivement, afin de décou- vrir le secret. — Méphis lui déplaisait. Elle choisit ce qu'il y avait de plus élégant dans la garde-robes de sa maitresse, désirant qu'aux yeux de son protégé madame d'Alva- rez pai*ût ravissante. Celle-ci était trop absor- bée par ses pensées pour faire la moindre attention aux petits manèges de la Bernard. Ensuite, ce que lui avait raconté IMéphis, des intelligences du négociant de Rotterdam avec sa dame de compagnie, lui déplaisait fort, et Maréquita voulait éviter, dans ce moment, ll.N DANDY. (l'avoir une explication avec I iiicor rifjihic (liKVnc. Elle s'habilla machinaKMiuiiit, mil ce (luoii lui présentait, sans avoir l'air de penser à l'effeL que tou( cela allait produire. — Elle se revêtit d'un superbe peignoir de cacliemire blanc, doublé de velours cramoisi. — Les nattes de ses cheveux étaient enveloppées d'un réseau en fd d'argent et soie orange; — cette coiffure bizarre lui allait parfaitement. — Maréquita se regardait complaisamment dans la glace pendant que madame Bernard Tar- rangeait avec un soin tout particulier. — La femme qui aime est si heureuse de se trouver belle ! c'est un moyen de plus pour s'assurer du cœur de son amant; — et, sans se l'avouer, Maréquita aimait Méphis. ' Lorsque le domestique vint annoncer le marquis de Torepa, madame d'Alvarez eut l'air de sortir d'un songe et fit un mouvement qui dénotait qu'elle avait totalement oublié cette visite. — Mon Dieu, dit-elle, que vais-je lui dire à ce marquis?.... — Écou ez-le seulement, reprit la duègne. Le jeune marquis s'était fait l'ami intime de madame Bernard : il savait par elle qu'il avait affaire à la femme la plus bizarre qu'il fût possible de rencontrer, et il avait jugé prudent d'employer les trois jours d'attente à se préparer pour la réception que lui accor- dait la belle Maréquita. — Gestes et regards , accent et paroles avaient été pour lui les su- jets d'études sérieuses devant sa glace, et même il s'était aidé des conseils d'un célèbre acteur de ses amis. Il avait aussi médité profondé- ment sur le costume qu'il devait mettre. — Le style , c'est l'homme, — dit Buffon : pour le marquis de Torepa, la toilette est également caractéristique , et une prose bien cadencée était moins douce aux oreilles du fameux na- turaliste que ne l'est aux yeux de notre grand seigneur italien l'harmonie des formes et des couleurs dans la composition d'un costume de bon goût. Le marquis n'est pas de ces novateurs har- dis , de ces marottes de tailleurs , qui, ambi- tieux de succès, essaient continuellement de I N DANOT. 7 nouveaux costumes et se font sillîer au bou- levard (le Gand, aux Tuileries, ou rc^ussissent à donner le ton. Cependant le fasliionable ita- lien n'est pas dépourvu d'imagination, mais en lui l'homme politique domine le dandy, il veut éviter qu'on puisse le soupçonner d'in- dépendanee , et craindrait , même par une forme d'habit, d'afïicher son opinion person- nelle. Nos plus fameux tailleurs se sont enri- chis par ses idées, et cependant lui-même n'en fait usage que lorsqu'elles ont eu des approba- teurs. Jusque là il porte scrupuleusement le joug de la mode , quoique parfois il en mur- mure. Le marquis avait commandé aux trois meil- leurs tailleurs de Paris quatre ou cinq pan- talons de diverses étoft'es qui différaient dans la coupe et la couleur , autant de gilets et de re- dingotes. Son chapelier devait aussi lui por- ter des chapeaux dans les dernières formes. — Enfin le jour delà réception est arrivé , il faut faire* un choix et assortir son cos- tume — Grande perplexité! î ! Le Journal des Modes , consulté, constate que la dernière MEI>aiS. mode, en mai 1831 , exige qu'on mette , en costume du matin , pantalon de nankin, re- dingote verte , gilet blanc , cravate de couleur et chapeau à petits bords. — Le marquis se soumet; mais ce n'est pas sans regret qu'il laisse de côté les pantalons en coutil écru , en Casimir gris bronzé , ou noisette, les redingotes noires à collet de velours qui auraient si bien fait ressortir la couleur de ses cheveux. — La mode commandait , et le marquis n'eût osé la braver, oh ! pas plus que l'infaillibilité du pape, son souverain spirituel et temporel. Lorsque le marquis de Torepa fut entré dans le magnifique salon de madame d'Alva- rez et se vit entouré de grands tableaux qui représentaient des personnages en pied, vêtus des riches costumes des cours de Charles V, François P"^ et Louis XIV, il se trouva si maigre , si étriqué et tellement pygmée dans sa petite redingote verte , son pantalon nan- kin et son chapeau exigu, qu'il éprouva peut- être pour la première fois le sentiment de sa nullité. Tout transi, les sueurs froides sur le corps , il sentit ses membres trembler , ses UN DANDT. jambes défaillir. Il rcj^rcttait de s'être lancé inconsidérément dans une aventure aussi périlleuse et craignait que sa réputation n'en éprouvent un échec. Il en était à ces tardives réflexions , quand Maréquita vint à paraître. — Son port noble, sa démarche fière, imposante , la richesse de son costume , l'éclat de sa beauté , produisi- rent sur l'esprit du marquis un effet magicjue. — A peine s il put la saluer, et il resta devant elle sans prononcer un mot. Bien que le monde eût entièrement faussé l'esprit du marquis, chaque fois qu'il se trou- vait dans un de ces moments solennels de la vie, sa fierté native, l'élévation de son ame lui rappelaient qu'il aurait pu être autre chose qu'un dnndj. Madame d'Alvarez, habituée à voir ses ado- rateurs jouer la comédie , prit l'émotion du seigneur italien pour une des mille feintes dontl'avaient fatiguée maintes fois des hommes du plus haut rang. — Heureusement pour le marquis que Maiéquita «lait Ao bonne hu- mcui' : — elle pensait à Méphis...; au lieu de 10 MÉIMIIS. s'en fâcher, elle fut disposée à en lire. — Monsieur, dit-elle, d'un ton ironique et badin, madame Bernard, votre introductrice, m'a dit que vous aviez le plus grand désir de me connaître. Puis-je savoir à quoi je suis re- devable de cet honneur? Le fashionable amoureux, sentant bien que sa dame le raillait, faillit mourir sur place. — 11 devint rouge, puis pâle, et ne pouvait arti- culer une seule parole. — Maréquita jouait avec sa cordelière; elle commençait à trouver cette scène un peu longue. Pour faire diver- sion, elle se leva et alla vers une immense jar- dinière placée entre les deux croisées, elle y cueillit des fleurs qui poussaient à l'ombre des rideaux de soie, puis revint s'asseoir sur le ca- napé. — Enfin, monsieur, vous aviez sans doute quelque chose à me dire, pour m'avoir fait demander avec tant d'instances de vous rece- voir ? — Madame, dit le malheureux marquis sans oser lever les yeux sur Maréquita, mes lettres vous l'ont appris mieux ({ue je ne me sens ca- li!S VXSÏ>\. 11 pable de le faire — Ah! puisque vous n'avez pas daigné m'honorcr d'une ligne, soyez au moins assez charitable pour y répondre de vive voix. Ici Marécpiita se trouva extrêmement em- barrassée, car des quinze ou seize lettres du marquis elle n'en avait parcouru qu'une seule ; elle ignorait donc et le langage dont il s'était servi, et ce qu'il pouvait lui avoir écrit. Naturellement très bonne, elle n'aimait à faire S^^Vle la peine à qui que ce fût, et s'apercevant ^ \'p-^nfin que réellement le marquis souffrait, ZZ l^Nf^^ ^^^ voulut pas aggraver son chagrin ^ / ^T^ ^^^^ avouant qu'elle n avait même pas lu ses /^/ettres. j,':^/ — Monsieur le marquis, je désire que nous remettions cette conversation à une autre fois; j'ai un grand mal de tête et ne me sens pas dis- posée à prêter mon attention à un sujet sérieux. Ces mots, à une autre fois, ranimèrent le marquis. Il reprit un peu de confiance en lui- même et osa lever les yeux sur Maréquita. — Oh ! madame, vous devez me trouver bien stupide! mais devant vous...., vous si 12 MÉPIIIS. {grande! si Ik'1 le! quel honmie ne seiait ])a.s anéanti? J'en connais un , pensa Marëquita, el ce- lui-là est le fils d'un matelot — — Monsieur le manjuis, vous êtes d'une ga- lanterie et d'une exagération...; mais je par- donne tous ces travers à votre imagination alle- mande ; je suis folle des Allemands, ce sont sans contredit les premiers musiciens du monde. Le marquis de Torepa devint rouge en re- connaissant que ses lettres n'avaient pas été lues. — Madame, je n'ai pas eu le bonheur de naître en Germanie : je suis né à Rome, et les Médicis sont mes ancêtres. Habitué, dés mon enfance, à la musique italienne, je la préférais à toutes les autres; mais, puisque vous la jugez inférieure à celle des Allemands, je la renie, afin d'applaudir par dessus tout, avec vous, Mozart, Beethoven et autres. — Comment, monsieur, avec des cheveux d'iui aussi beau blond, un teint rose, des yeux d'un bleu d'azur, et surtout une imagination aussi — aussi exalléo — , vous n'êtes pas le VS IJAiVDY. 1-3 compatriote de Goethe? vous ne posiez, pas (levant Hoffmann lorsqu'il écrivait ses contes fantastiques?... Alors, qui êtes-vous donc?... Vous pouvez être né à Rome, mais je vous jure que vous n'avez rien d'italien. Le marquis de Torepa était très contrarié ; il tenait beaucoup à son titre de grand seigneur italien, et, à ses yeux, la famille des Médicis l'emportait sur tous les barons de l'empire gfermanique ; mais, en dépit du nom qu'il por- tait, tout le monde, en le voyant, le prenait pour un peiil allemand. Il était d'une taille au dessous de l'or- dinaire , très fluet , et ses yeux avaient cette expression vague , vaporeuse, mélan- colique, qui annonce la poésie et une ame qui cherche. D'abord la présence de Maréquita l'inti- mida, ensuite ce qu'elle lui dit ayant froissé son orgueil, il revint à son état normal, et alors le marquis de Torepa rappelait assez le courtisan de haute lignée, à l'air superbe, au ton tranchant, et habitué à prodiguer aux femmes des flatteries exagérées, de basses adu- 14 MÉPHIS. lalions, semblant ainsi affecter de mépriser l'intelligence des êtres auxquels il adresse des éloges aussi grossièrement mensongers. — Vous désirez, madame, savoir qui je suis. Je vous l'ai déjà dit, j'appartiens à tout ce qu'il Y a de grand. Les Médicis sont alliés aux Bour- bons et aux principales maisons de l'Europe. Je suis le fils d'un des plus illustres seigneurs de toute l'Italie, le neveu d'un cardinal qui vraisemblablement deviendra pape. — Mon frère aîné occupe à la cour de Naples la pre- mière charge ; mon frère cadet est déjà arche- vêque, et, sans ma santé qui ne me permettait pas de supporter les fatigues de la guerre, je serais devenu, au service de l'Autriche, feld- maréchal. Je vis dans tout le fracas et l'étalage d'un grand luxe, comme un homme qui a cinq cent mille livres de rentes à dépenser. — Ah ! cette existence est d'une monotonie bien acca- blante; c'est à mourir d'ennui. — ^Vous n'aimez donc pas les arts, monsieur le marquis?... — Ah! quelle injure vous me faites!... Je suis fou de musique, grand amateur de pein- UN DAMIY. 15 tiire, et je prends beaucoup d'intérêt à la littérature. J'ai souvent des concerts formés des premiers musiciens; je possède une des plus belles galeries, toute composée de ta- bleaux de maîtres, et j'invite constamment chez moi les hommes de lettres qui se sont fait un nom, — Et cependant vous vous ennuyez ? — Sans doute, et vous allez être convaincue que cela doit être. On ne peut guère passer plus d\me heure par jour dans une galerie, encore est-ce beaucoup; les journaux, la lit- térature lassent l'attention, et quand deux heures y sont consacrées, on peut se vanter de son application. Le soir, l'Opéra ou le con- cert dure trois heures ; considérez donc de quelle immense longueur de temps il faut encore que je me débarrasse, et dites-moi s'il existe une imagination qui pût y suffire. — Ah! monsieur, je conçois votre tour- ment sans l'avoir jamais éprouvé; certes, si vous cultivez les arts de cette manière, ils ne doivent pas répandre un grand charme sur votre existence. 16 MÉPHIS. — Comment donc l'entendiez-vous? — Je vous demandais si vous aimiez les arts en artiste. — En amateur j vous voulez dire sans doute?... Comme nn des membres les plus dis- tingués de l'aristocratie européenne, je ne pouvais guère, sans compromettre ma dignité, me faire artiste ; je pense que les grands sei- gneurs sont appelés à protéger les arts, mais qu'ils ne doivent pas s'exposer aux sifflets ou aux applaudissements de la foule. — A merveille! merci de l'explication. Ainsi le rôle des grands seigneurs est de jouir des œuvres du talent, mais nullement de chercher à en acquérir et à cultiver la por- tion de génie que Dieu leur a départie. Savez- vous bien, monsieur le marquis, qu'à ce compte, c'est un malheur d'être né grand seigneur et qu'il vaut mieux être artiste? Le marquis de Torepa se mordit les lèvres : alors seulement il vint à se rappeler les ins- tructions de madame Bernard. — Ah! madame, reprit-il, vous avez rai- son et j'aurais préféré naître artiste, que de UN DANDY. 17 descendre de Laurent de Médicis, puisque je n'ai pas hérité de sa puissance; pourtant il faut se soumettre à la volonté de la Provi- dence. — La volonté de la Providence est que nous soyons utiles à nos semblables : elle ne nous accorde le bonheur qu'à ce prix. — Comment l'homme qui laisse toutes ses fa- cultés oisives peut-il leur être utile?... En se condamnant à l'inertie, il publie à la face du monde sa nullité ; il tombe du rang que Dieu lui avait assigné. Quoi ! monsieur, parce que le hasard de la naissance nous a exemptés de tenir la charrue, nous renoncerions à cultiver notre intelligence, à rien produire d'utile î — nous renoncerions à développer à nos frères la pensée de Dieu!... Ah! plutôt mourir que de vivre ainsi en dehors de la vie intellec- tuelle... Quel épouvantable suicide que de matérialiser son existence ! Tenir son ame captive , n'est-ce pas une horrible impiété ! Si telles sont vos pensées, monsieur le marquis, je ne suis plus surprise que la vie vous paraisse monotone. IL 2 18 ^lÉPIIIS. Le seigneur de Torepa était sur les épines; si ce langage lui eût été tenu par un homme, il se serait précipité sur lui pour l'écraser, — car il se sentait une force de géant. Mais l'ha- bitude qu'il avait de dissimuler sa pensée auprès des femmes lui fit réprimer sa colère, et il répondit du ton le plus humble : — Ah! madame, vous venez de mettre le doigt sur ma plaie. — Oui, l'idée que je suis inutile, — complètement inutile, me mine, me désespère, me rend horriblement malheu- reux. — Eh bien, monsieur, si réellement vous éprouvez ce tourment, que ne faites-vous cesser votre inutilité ? — Hélas! madame, je subis la conséquence inévitable de mon éducation; mes parents m'ont fait élever pour consommer et non pour produire. J'ai mille goûts de dépense qui ab- sorbent tout mon temps de la manière la plus insignifiante, quand elle n'est pas la plus sotte. — Ensuite je ne sais rien faire d'utile, et, avec la meilleure volonté du monde, il me serait aussi impossible de faire de mon temps UN DANDY. 19 aucun usage profitable aux autres qu'à moi- même. — Quel âge avez-vou8, monsieur le mar- quis? — Trente ans, madame. — A vrai dire , ce serait un peu tard pour songer à devenir artiste; cependant, à tout âge, avec une forte volontt^, on arrive à vivre de la vie de l'ame. N'avez-vous jamais essayé de manifester votre pensée? connaissez-vous la musique , la peinture , ou pourriez-vous écrire pour la presse ? — Je vous avouerai que mes connaissances sur toutes ces choses sont assez superficielles. Toutefois, quand j'en parle, c'est avec cette assurance que je tiens de mon rang et de ma fortune. — Monsieur de Torepa, dit Maréquîta, en se levant , je vous plains de tout mon cœur. — Oui , vous devez être bien malheu- reux. Chacun ici-bas , croyez-moi, porte sa croix, mais chacun peut trouver dans son ame la force de la porter. — Adieu , je vous permets de venir de temps en temps me faire 20 MEPHI». uLc pclile visite. Nous causerons.... Je ne sais pas trop sur quoi.... Sur la toilette...; oh ! c'est cela! Tenez, je n'aime pas votre pantalon, ni votre cravate, — c'estdc mauvais goiit. — Votre j)ftit chapeau sera cause que le soleil de juin va hàler votre teint. — Ahîje vous en préviens, j'exige , si vous voulez continuer à venir me voir, que vous changiez de costume. — Vou- lez-vous que je vous en donne un de ma créa- lion ? — j'y penserai, — je vous en ferai le dessin, je vous l'enverrai, et vous viendrez me voir dans ce costume. — Ah! je suis sûre que vous serez charmant! xAdieu, monsieur le mar- quis; tachez de ne pas trop vous ennuyer — Que voulez-vous, il faut avoir le courage de la résignation lorsqu'on ne se sent pas capa- ble de persévérer dans de pénibles efforts. En achevant ces mots , elle lui fit un salut fort gracieux et le congédia du geste. M. de Torepa sortit du salon de madame d'Alvarez , l'esprit en proie à mille tortures ; souffrant tout ce que sa vanité de grand sei- gneur et sa dignité d'homme pouvaient lui susciter de douleurs. — Pour la pre- iiiioro fois on venait «le IVrlaircr sur sa po- sition. Agite par ses tristes pensées, il descen- dait l'escalier sans regarder devant lui , lors- que tout à coup un homme le heurte violem- ment. — Sa susceptibilité se réveille, — et il se trouve face à face avec un individu vêtu fort simplement qui montait avec vivacité. — Butor! dit le marquis, pourquoi ne faites-vous pas attention où vous marchez ? r — Insolent! si je ne vous considérais pas comme un petit fat , si vous étiez dans toute autre maison que celle-ci, d'un soufflet je vous ferais enjamber le reste de l'escalier. Le marquis, furieux, veut riposter; mais l'étranger sautait légèrement les marches de l'escalier quatre à quatre; déjà il était entré dans l'appartement. — C'était Méphis. UN PROJET MAXOUE. Qui que lu sois , voici ton maître ; Il l'est , le fut , ou le doit être. (Voltaire.) II. L(i lecteur a dii voir avec quelle adresse Méphis attribuait aux pressentiments de l'amour le motif qui l'avait amené au bal de la comtesse de Givry. Cependant il n'y était venu que dans le but de tirer parti de la pas- sion de son ami de Rotterdam. Chaque fois que Méphis en trouvait l'occasion, il ne man- quait pas de parler à l'imagination de Maré- quita , sûr de se grandir ainsi à ses yeux. Après la rencontre de Clotilde , Méphis , désenchanté de l'amour, abandonna l'espoir de trouver jamais une femme digne de lui , 36 MKPIllS. capable de coinpiendie ses {grandes pen- sées sociales et de s'enflammer d'un saint zèle pour seconder ses entreprises rénovatrices. Dès que ce sentiment n'entra plus pour rien dans la pensée de son avenir, il en vint à ne considérer les femmes que comme un moyen dont il se servait selon qu'il le jugeait utile à la réussite de ses desseins. — Lorsqu'il reçut la confidence de la folle passion de son ami, sans connaître la personne qui en était l'objet, il vit immédiatement les avantages qu'il pour- rait tirer de cette extravagance, à laquelle il devait déjà la signature du riche Hollandais , et certes , sans cette circonstance , elle ne lui eût pas été offerte. Il alla donc à ce bal, avec le projet bien arrêté de faire tourner à son profil l'amour que la belle Espagnole avait inspiré au ban- quier. Méphis en était arrivé à ce point , qu'il ne balançait plus un seul instant à sacrifier le bonheur ou la tranquillité d'une personne, lorsque ce sacrifice était un échelon pour par- venir à la réalisation de ses projets. — Sa de- UN PROJET MANQUÉ. 27 vise résumait toute sa morale et il marchait hardiment vers son hut sans se laisser arrêter par rien. — L'expérience l'avait intimement convaincu de l'impossibilité d'organiser le bon- heur de tous , sans renverser celui de quelques individus. — C'était donc sans scrupules qu*en attendant la cantatrice Méphis s'effor- çait d'exalter la passion de son ami par l'énu- mération des nombreux obstacles qu'il aurait à surmonter. — Enfin Maréquita parut : et l'on a vu quel effet elle produisit sur l'as- semblée. Méphis l'examina avec toute l'attention d'une personne qui médite l'exploitation d'une autre. — 11 fut frappé de son étrange beauté, émerveillé deçà voix, surpris de son admira- ble talent. — La disparition de Maréquita fit faire mille suppositions sur son compte. — Si elle n'eût été que belle, elle aurait eu tous les hommes pour elle, sans exception, — mais elle avait du talent , et les hommes sont encore assez peu avancés pour redouter et même dé- tester les femmes qui peuvent entrer en lice avec eux. 28 MÉPHIS. Mépliis recueillit avec soin foules les con- jectures qu'on faisait, cl il sortit du bal très satisfait. Cependant l'impression que Maréquita avait produite sur lui fut si forte, qu'il ne put dormir de foute la nuit. — Les jours suivants, même inquiétude , même insomnie. — L'i- mage de cette femme le poursuivait sans cesse, au point de le distraire parfois de ses grandes pensées ; — il lui semblait qu'il deviendrait plus fort s'il était aimé par elle, et que pas un mouvement de découragement n'aurait accès dans son ame. Méphis avait très bien compris le but de la macération de la chair, prêchée par le Christ. — Depuis longtemps il s'exerçait à dompter ses passions , à ne se laisser gouverner par aucune d'elles , et à s'en servir au contraire comme d'esclaves. Celle qu'il redoutait le plus était l'amour : il savait que l'homme maîtrisé par cette passion ne s'appartient plus; qu'à son insu il est dominé par la volonté d'un au- fre, et qu'il perd son individualité, qui va se coufoudre dans celle de l'objet aimé. Il regar- L'N PKOJET MANQUÉ. 29 (lait donc comme un acte as à obtenir aussi toute la confiance du jeune homme. Le chevalier d'Hazcal, vieilli dans les cours, portait à l'extrême l'immoralité et le rare ta- lent de tout feindre; de contrefaire le génie, la vertu, la science ; de prendre tous les mas- ques, tontes les apparences. C'était le courti- san-type, avec sa surface polie, son cœur d'acier et son a me infecte. — Ahî sans doute, si les courtisans ont d'autres moteurs que des appétits sensuels ,^ s'ils possèdent aussi des âmes , ces âmes doivent être de méphitiques émanations destinées à corriger les peuples et les rois par les maux qu'elles font naître. Depuis longtemps le chevalier était Vami du prince; il ne recelait devant rien , ne niSTOIRE DE MARÉQUITA. 41 trouvait d'impossibilité nulle part : c'était Thommc admirable. — Successivement gorgé par trois rois de richesses que ses vices avaient promptcment épuisées , il sentait le moment de la retraite s'approcher, et frémissait à l'idée qu'il lui faudrait renoncer à cette vie d'intri- gues, de luxe, devenue pour lui une nécessité. Son séjour à Sévillc cachait-il une mission secrète?... On l'ignorait. — Il vit Maréquita dans un concert, et fut émerveillé de sa beauté et de son talent. — Cette jeune fille lui plut : il pensa que ce ne serait pas pour lui une mau- vaise spéculation de l'épouser. — La fierté, la vertu qu'il rencontra en elle l' étonnèrent et lui firent pressentir les obstacles qu'elles op- poseraient à ses projets. — Mais ce n'est pas un courtisan qui désespère facilement de cor- rompre le cœur, d'avilir l'ame. — Plus il en- trevit de difficultés, plus il travailla activement à étouffer la sensibilité de la jeune fille et à abaisser l'élévation de son caractère. DonOlivera était une de ces natures froides, silencieuses, timides et même craintives : ex- cellent pour obéir , il eût été incapable de 42 MEPIIIS. conim.indcr. — Prendre jamais une détermi- nation, sortir des voies battues , lutter contre les obstacles , marcber d'un pas hardi dans la direction du progrès, était au dessus de ses forces. Dans son caractère une grande paresse d'esprit , un entêtement sans raison , se joi- gnaient à la faiblesse ; enfin don Olivera ne se faisait distinguer que par une loyauté scrupu- leuse , telle que la société n'en offre plus de modèle. — Un pareil être, sans doute, n'avait rien de ce qu'il fallait pour inspirer une passion violente, et surtout à une femme comme Maré- quita.Mais telles sont les bizarreries du cœur, que cette froideur même , qu'elle espérait vaincre, enflammait son imagination. Les liommes ont écrit des milliers de volu- mes sur l'amour , et la question , inépuisable , incompréhensible, présente sans cesse de nou- veaux phénomènes. — Demander qu'est-ce que l'amour? — c'est demander, — qu'est- ce que Dieu ? — Nous sentons l'un et l'autre selon nos facultés; mais nous sommes des êtres finis, et ne pouvons comprendre ni expliquer l'infini. — Comme tout est mvstère dans UISTOIRli; DE MARÉQUITA. ^-^ cette divine puissance, l'amour vrai, celui qui provient de l'ame, est précisément celui dont ori ne peut assigner la cause. La passion de Maréquita était de cette na- ture; don Olivera ne se faisait remarquer ni par l'esprit, ni par la beauté : il répondait aux lettres passionnées de son amie par de longs raisonnements bien froids, bien méthodiques : il s'effrayait de l'ardeur de son amour, la gron- dait et finissait toujours par la prier de l'aimer moins..,. A cette lecture, Maréquita froissait , déchi- rait la lettre, s'arrachait les cheveux et se dé- sespérait ; — puis elle rajustait les morceaux de papier, les arrosait de ses larmes , et faisait une réponse encore plus passionnée. Parfois son grand-pére lui disait : — Pauvre enfant! quel charme trouves-tu donc à aimer cet Olivera?... il n'est point aimable du tout, n'a aucune attention pour toi; de tous les jeunes gens qui t'entourent, il est le moins beau, le moins galant, et, je dois te le dire, je doute qu'il t'aime. La malheureuse Maréquita, tout en lar- 44 MÉpnis. mes, répondait : — Mon bon père, ne me de- mandez pas pourquoi je l'aime — , je n'en sais rien, moi..., mais je l'aime, voilà tout..., je l'aime plus que ma vie. .. Il y avait prés d'un an que le chevalier d'Hazcal était à Séville, lorsque toute la ville fut bouleversée par suite de quelques arresta- tions qui se firent. — On disait que les chefs des carbojiari avaient organisé une vaste cons- piration contre la vie du roi et voulaient pro- clamer la constitution de 1 81 2. Le chevalier entra un matin tout ému dans la chambre de Maréquita. — Chère amie, lui dit-il, j'ai un grand malheur à vous annon- cer...., don Olivera vient d'être arrêté! — Arrêté! s'écria-t-elle, et pourquoi?.... — On ne le sait pas encore exactement, on le dit compromis dans la conspiration des carbonari contre la vie du roi. — Olivera assassin?... ah! monsieur, cela est impossible ! — Je le pense comme vous; mais, ce qui le compromet dans cette malheureuse affaire, c'est sa liaison intime avec don Eusebio de HISTOIRE DE MARÉQUITA. 45 Torrez. Ce dernier est très certainement chef des carbonari. Cette nouvelle jeta Marcquita dans un hor- rible effroi. — Son imagination, prompte à s'a- larmer, exagérait la position critique de son amant et le lui peignait déjà comme mort. — Dans son désespoir, elle s'adressa au chevalier et le supplia de lui indiquer un moyen de sau- ver Olivera. — Le sauver! hélas! ma chère enfant, je ne vois aucun expédient, et ma protection, dans cette circonstance, est tout à fait insuf- fisante.— Cependant, à cause de vous, je veux bien solliciter pour lui. Deux mois après, les conspirateurs furent transférés à Madrid et passèrent en jugement. Depuis leur arrestation, le chevalier avait déployé un grand zèle dans l'intérêt de don Olivera. — Il partit aussi pour Madrid, afin de le servir de toute son influence auprès des juges. La triste Maréquita n'éprouvait aucun répit à sa douleur. Sa cruelle anxiété durait jour et nuit — Cette séparation, le danger que son •iO MKl'illS. amant courait , soml)laient redoubler son amour. — De son côté, Olivera se montrait si tendre, si reconnaissant dans ses lettres, qu'elle pouvait enfin se croire aimée comme elle le désirait, et cette certitude rendait son isolement plus affreux. — Quatre longs mois s'écoulèrent dans ces agitations. Le jour où les accusés devaient paraître de- vant leurs juges arriva. — La pauvre Maréqui ta n'eut pas la force de lire les journaux. — Le surlendemain au soir, elle était dans son petit salon, triste, abattue, silencieuse; dans l'es- poir de la distraire de ses chagrins ou d'en adoucir l'amertume, son grand-père lui faisait de la musique, lorsque le chevalier d'Hazcal entre précipitamment. — Quelle nouvelle?... — Maréquita, tout est perdu ! . . . A ce mot, l'infortunée croit son amant con- damné à mort; — elle ne peut supporter cette affreuse certitude, son ame se hrise, ses forces l'abandonnent, elle tombe roide sur le plan- cher. — Tandis qu'ils lui prodiguent des soins , le chevalier dit à la hâte au vieillard IIISTOIRU DK MAnÉQUlTA. 47 (lu'il sait posilivcmeiit qu Olivera sera con- damné à jnorl ou aux galères perpétuelles , et qu'il s'est empressé de venir, parce qu'il y a un moyen de le sauver. — Lequel?... — Affreux pour votre fille. — Parlez! — Je n'ose vous le dire.... — Parlez, parlez, mon cher monsieur. — Eh bien! — la beauté de Maréquita peut sauver son amant. — Le secrétaire d'Etat, mi- nistre de la justice, est venu passer deux mois ici, peu de temps avant cette maudite conspi- ration. — Il a été charmé de la voix et de la beauté de votre fille — ; il m'a dit qu'à ce prix il répondait de l'acquittement du jeune homme. — Grand Dieu ! s'écrie le vieillard; — et si mon enfant se donne à cet homme pour sau- ver la vie à son amant, elle est déshonorée ; ni Olivera, ni personne autre ne voudra la prendre pour sa femme. Le chevalier respira : il avait atteint son but. 48 MÉpiiis. — Vous vous trompez, reprit-il, eu disant que personne ne voudra la prendre pour sa femme; si mon alliance ne vous déplaît pas, je m'offre à l'épouser ce soir même. Et après une pause d'un instant, il ajouta : — D'ailleurs, je ne peux décemment me permettre d'annoncer sa visite au secrétaire d'État qu'en la présentant sous le titre de ma femme ; je serai siir alors que son excellenc remplira son engagement. Cependant il fallait expliquer à Maréquita la voie qui lui était ouverte pour sauver son amant ; — le pauvre vieux père n'en eut pas la force. — L'ofBcieux chevalier s'en chargea; il avait toute sa vie recherché ces sortes de missions dans lesquelles il excellait. — Son talent s'était développé à la cour, mais il te- nait de la nature ses dispositions, et, eût-il été simple artisan, il aurait également trafiqué de sa femme, de sa fille, et son ame profon- dément vile eiit trouvé le moyen de cacher ses bassesses sous des dehors hypocrites. — Ah! ah! répétez , s'écriait la mal- heureuse enfant presque folle d'épouvante. HISTOIRE DE MAHÉQUITA. A9 d'horreur, de désespoir; quoi ! pour sauver la vie d'Olivera, il faut que je perde son cœur?... il faut que je m'avilisse..., et qu'ensuite je me tue... La douleur de cette noble et belle créa- ture aurait ému le rocher qui brave la tem- pête, et voit souvent le naufrage; mais elle frappait comme un vain son le cœurd'Haz- cal; le chevalier était aussi inaccessible à la pitié qu'au remords, et son ame gangrenée avait toujours plané au milieu d'une atmos- phère de vices et de corruption. Le lendemain, à cinq heures du matin, Ma- réquita se rendit, accompagnée de son grand- père et de deux témoins, à la chapelle de Santa-Maria : elle y fut mariée par le curé de la paroisse; puis la messe qui consacrait cette monstrueuse union terminée, elle monta dans la chaise de poste du chevalier et partit pour Madrid. H. Du moment où la lésoiution de Maréqiiita fut ii-révocablement prise, elle cessa de verser des larmes ; sa physionomie retrouva même cet air de sérénité et de gaîté qui manifestait la candeur de son cœur, la pureté de son ame. — Arrivée à Madrid, elle se reposa à peine quelques instants et pria le chevalier de la présenter au duc don Luiz de V , ministre de la justice, de qui dépendait la vie de son amant. — Le duc la trouva plus belle encore qu'il ne l'espérait, et lui promit que don Olivera serait acquitté... 52 MÈPiiis. Le lendemain de celte même nuit, on de- vait prononcer le jugement des accusés. — Maréquita écrivit ce billet à Olivera : « Bannissez toute inquiétude , et que la paix enlre » dans votre aine pendant que vos juges délibéreront » sur votre sort. — Vous serez acquitte. » Adieu Olivera; mon amour pour vous était trop » grand , et ne pouvait être satisfait sur cette terre. « Maréquita , yè/«/«e du chei>alier d' Hazcal, » Chez les femmes le fanatisme du dévoue- ment n'a point de bornes, dès cpie l'amour l'inspire : il double leur force, leur donne une énergie toute-puissante et les rend sou- Aent capables des plus grandes choses. INIais cette force dure juste le temps nécessaire pour effectuer l'acte d'abnégation qu'elles ont en-' trepris, ensuite elles tombent comme anéan- ties. Maréquita revint calme de l'hôtel du duc de V — Je crois à la parole du duc, monsieur, dit-elle au chevalier. Le vieux courtisan peut IlISTOIRK DE MAnÉnriTX. 53 ôiro un tlél)aii(:lié, — avoii- le cœur assez perverti pour chcjeher le plaisir dans les hras de l'infortunée jeune fdle qu'il aehète, et jouir des baisers qu'il donne îi la victime qu'il as- sassine; — mais j'ai reconnu en lui un fonds d honneur qui se décèle, et je suis siue qu'il ne me trompera pas; — maintenant que j'ai payé la rançon de mon amant au prix du repos de ma vie entière, je vous en supplie, monsieur, arrachez-moi d'ici.. , montrez-moi la preuve de votre amitié en m'emmenant au plus tôt loin des lieux qui me rappellent cette horrible nuit Le chevalier ne demandait pas mieux. — Ce n'était pas à Madrid , mais à la cour disso- lue de Lisbonne qu'il voulait produire sa femme — Il fit préparer le départ à la hàle, et le lendemain ils arrivèrent à ^éville, où Maréquita avait voulu passer afin de pren- dre son grand-père avec elle. Le duc remplit fidèlement sa promesse : — il acquitta le prix de sa nuit de volupté , en remettant le seigneur don Olivera en posses- o4 MLPIIIS. sioii de sa libciU' , de ses liojiiicurs cl de sa fortune. Cependant la lettre de la malheureuse jeune fdle rendit Olivera tellement jaloux , tellement furieux, que, si cette lettre lui eut été donnée à l'audience , il se serait très certainement écrié , en entendant prononcer son acquittement, — qu'il était coupable , et que son absolution avait été achetée par les faveurs de son amante III... Heureusement , le chevalier d'Hazcal pensait à tout et avait jugé prudent de ne lui faire remettre le billet que trois heures après sa mise en liberté. Don Olivera professait à l'égard des femmes l'opinion qu'avaient ses ancêtres au temps de Ferdinand le Catholique. — Il n'était plus chrétien, mais il aurait voulu que les femmes fussent toujours régies par la loi chrétienne , telle qu'on l'interprétait en Espagne au moyen âge, quand les femmes étaient cloitrées dans les couvents, ou dans la maison de leur mari , \q\\y seigneur et maitvc , — qu'elles ne sor- taient que voilées et accompagnées de due- HISTOIRE UL M/VRL^JtlTA. ih) f^iu'S Ci (resclavcs, ainsi que les feiniiies dO- rient sous l'empire de l'islamisme. Le Clu'ist a prêehé la liberté pour tous el ré(5alité entre les deux sexes; mais, comme il n'a fornnUé aucun code, sa doctrine, en toutes choses , a été interprétée dans l'intérêt de la domination du sacerdoce et sous l'influence des mœurs locales. — La lîible nous présente constamment la remme dans l'esclavage. Le christianisme mitigea cet esclavage , mais ne chercha pas à l'anéantir; et lorsque la religion nouvelle s'établit chez les peuples celtes , où la femme était libre à l'égal de riiommc , et jouissait même de privilèges politiques, l'Eglise romaine, en faisant une union indissoluble du mariape , dont elle seule se réservait le privilège de prononcer la dissolution, rendit la femme serve et la mit . sous sa protection et dans la dépendance du prêtre. Quand Clovis se fit chrétien , prés de cinq cents ans s'étaient écoulés depuis le Christ ; la doctrine de Jésus avait subi bien des inter- prétations, et devenue religion, avec un clei'gé 56 MÉPiiis. nombreux , elle n'était plus que l'instrument flexible de la puissance sacerdotale. Les chro- niques anciennes , les chants des {trouvères) troubadours, nous font voir, dans les hautes prouesses des preux en faveur des dames , la lutte des anciennes mœurs germaines , contre l'esclavage du sexe, introduit par le christia- nisme mal compris ; c'est au résultat de cette lutte qui dura de longs siècles , que les fem- mes d'Europe doivent la portion de liberté dont elles jouissent. Le catholicisme n'est pour rien dans ces améliorations; c'est au temps où il régnait dans toute sa puissance, — pendant le cours du moyen âge , que la femme fut tenue dans la plus sévère dépendance. Le joug de son maître s'appesantit sur elle; nous la voyons dans le midi de l'Europe, en Espagne et en Italie , presque aussi asservie que dans les pays musulmans ; elle est consi- dérée par l'homme comme uniquement desti- née à ses plaisirs et à la reproduction. — Nous voyons aussi, à cette époque, les femmes con- traintes, au nom de la religion, à remplir des niSTOinE DE MARÉtfUITA. 57 devoirs dont les hommes se eroicnt eux- mêmes dispensés. — L'Église romaine d'alors, bien loin de professer que l'assoeiation intel- lectuelle des sexes est le but principal de la Providence , et la reproduction l'accessoire , établit, au contraire, que la stérilité de la femme était pour l'homme un motif suffisant pour la répudier, et c'est ce motif qu'invoqua encore, au xix*" siècle, Napoléon, afin de faire dissoudre, par le pape, son mariage avec José- phine. Il n'y a plus maintenant que les tètes couronnées qui puissent réclamer ce droit, mais, en l'admettant, le catholicisme s'est mis au niveau de l'islamisme; ce dernier, plus con- séquent que lui cependant, nie l'ame à la femme '. Olivera ne supportait pas la plus légère al- lure d'indépendance dans la femme : il voulait toujours voir en elle l'être faible que l'homme doit protéger. — En apprenant qu'il avait été protégé, sauvé par Maréquita, sa fierté virile, > A la vérité , au concile de Trente on mil l'ame en ques- tion. 58 MÉruis. son oi'gLicil do giantl seigneur, furent telle- uieut blessés; son amour-propre, si cruelle- ment humilié, que son aflection pour elle se changea en haine. — Celte haine si atroce- ment injuste , jointe à la jalousie dont son cœur était rongé, le rendit dur et calom- niateur; il n'écrivit pas un mot à Maré- quita , et partit pour Naples où son père l'ap- pelait. Tout pour nous, dans la nature, est un mystérieux enchainemcnt défaits. — Durant la nuit passée à Thôtel du duc don Luiz de \ , Maréquita éprouva tout ce qu'on peut imaginer d'affreux en tortures morales; son ame en était comme asphyxiée, et cependant, malgré ses transports au cerveau et leurs atroces dou- leurs, malgré cette fièvre qui circulait dans SCS veines, la femme conçut. — Peu de temps après son arrivée à Lisbonne, Marécjuita eut la certitude d'être enceinte, — et cette nou- velle circonstance vint encore aggraver son chagrin. Toujours dupe du chevalier dTIazcal, elle croyait à son dévouement , et lui montrait la llISTOinii DE MAKÉ»Ji;iT\. 59 plus vive reconnaissance. Le chevalier ne lui avait jamais dit un mol capable de lui fiûrc soupçonner qu'il songeât d'obtenir d'elle les faveurs qu'un mari a le droit d'exiger. On ne gagne jamais rien à brusquer les af- faires, le chevalier le savait parfaitement; sa devise avait toujours été ; Tout vient à bien pour qui sait attendre. Cependant, Maréquita ne pouvait se résou- dre à faire reconnaître au chevalier un enfant qui n'était pas de lui — En conséquence, elle se détermina à écrire au duc don Luiz de V ; elle lui peignit sa position vis à vis le chevalier, et lui dit qu'elle ne saurait consen- tir à voir l'enfant du duc de V porter le nom d'IIazcal. A la réception de la lettre, le vieux duc éprouva une joie mêlée d'orgueil. — Le désir d'être père avait tourmenté toute sa vie, et ja- mais , ni sa femme , ni aucune de ses nombreu- ses maîtresses ne l'avaient pu satisfaire. — Le souvenir de IMaréquita était resté plein de charme dans son esprit , et augmentait encore son bonheur. ()0 MÉPHIS. Le vieux seigneur quille aussitôt les affai- res et vole à Lisbonne. — A sa vue, Maré- quita ne put se défendre d'un sentiment d'horreur et de répugnance ; — le duc s'en aperçut. — Chère Maréquita, lui dit-il avec bonté, mon seul titre auprès de vous, je le sais, est d'a- voir sauvé votre amant : soyez assez généreuse pour oublier le reste , il vous laisserait contre moi de fâcheuses impressions. — Je ne viens pas avec la pensée de vous imposer ma pré- sence, mais, comme père de l'enfant que vous portez , je me suis hâté de me rendre ici afin d'assurer son sort et le vôtre. Maréquita ne voulait rien accepter pour elle-même ; mais son grand-père lui fit com- prendre que , dans sa position envers le che- valier, il était de son devoir de s'assurer une fortune indépendante, afin de ne pas s'im- poser comme une charge au généreux ami qui, pour la sauver delà honte, se prêtait à la couvrir de son nom. Cette raison était péremptoire. La femme du chevalier d'Hazcal consent i( donc à ce ([ue IIISTOIHF. 1)1-; MARÉ1JUITA. 61 le duc lui garantît une pension viagère. — Le due avait une fortune immense et aimait sin- cèrement Maréquita ; d'un autre côté , il méprisait trop ce d'Hazcal pour ne pas lui acheter, n'importe à quel prix, le droit de prendre son propre enfant. — Il assura donc à Maréquita, durant sa vie, cent mille francs de rente , donna au chevalier une somme considérable pour payer toutes ses dettes, et remonta sa maison en meubles, vaisselle, che- vaux, vins, etc., à la seule condition qu'il lais- serait sa femme venir faire ses couches en Espagne* Le noble d'Hazcal se félicitait en lui-même de la tournure qu'avait prise cette affaire. — Désormais, pensait-il, M. le duc de V.... sera m,on banquier. Maréquita accoucha d'un garçon, et le duc, au comble de la joie , le fit baptiser comme son enfant, et donna à la mère le premier nom venu sur le registre de baptême. La jeune femme s'était rendue dans un châ- teau aux environs de Badajoz pour faire ses couches ; elle voulut ensuite y rester avec son Cil MÉPIIIS. grand-jx'rc , afin tic siii'veillcr la nounice de son fils. — Les chagrins dont elle avait é(é si violemment agitée se changeaient insensihle- ment en nue douce mélancolie. Elle passait tontes ses jonrnées à penser à Olivcra , son premier, son nniqne amonr; — puis elle jouait avec son enfant , et , pour seule dis- traction , faisait de la musique avec son grand-père. — in an s'(''tait écoulé ainsi , et IMaréquita se trouvait presque heureuse dans celte solitude , lorsqu'une lettre de son mari vint trouhler son repos. Le chevalier d'IIazcal considérait sa femme comme son unique propriété; il ne s'accommo- dait nullement d'une ahsence aussi prolongée, et pour rappeler Maréquita sans avoir l'air de vouloir faire usage de ses droits, il lui écrivit qu'il était très malade, et lui deman- dait , pour toute récompense de son dévoue- ment, de venir lui fermer les yeux. A cette nouvelle, Maréquita remet son en- fant au duc, — c'était s'en séparer pour tou- jours, — et sans halancer elle se rend à Lis- bonne auprès de son mari. lIlSTOini; DE MAUKQIITA. 63 Lcclievalier rcifrnail (ravoir la fièvre; mais la présence de sa femme lui rendit bien vile la santé. — A force d'instances, il obtint de Maréquita qu'elle se présenterait à la cour; depuis lonj^temps il y préparait son entrée , aussi le jour de sa réception fu(-il un grand évènemeiu. La vue de celte cour dissolue, le langage des courtisans qui donnaient le ton, le déver- gondage des femmes du plus baut rang, prin- cesses et autres, mères et filles, tout inspira à Maréquita le plus profond dégoût. — Elle déclara à son mari que pour rien au monde elle ne remettrait les pieds dans un pareil lieu. Cependant son apparition avait sufli pour réveiller les sens de deux ou trois vieux sei- gnezu's blasés. — Les désirs dont l'imagina- tion fait seule les frais s'irritent en proportion des obstacles qu'ils rencontrent. — Pendant une année, le chevalier machina mille intri- gues, entama maintes négociations, emprunta même de l'argent, offrant toujours sa femme en paiement. —La malheureuse Maréquita 64 MÉPHiâ. vivait dans la solitude la plus absolue, et ne se doutait guère des sales et dégoûtantes spé- culations auxquelles sa beauté donnait lieu. — Sans trop s'expliquer pourquoi, elle n'avait aucune affection pour le chevalier; souvent elle se le reprochait; — cependant la conduite de son mari envers elle paraissait toujours si noble, si généreuse, si dévouée, qu'elle se croyait obligée de lui témoigner au moins de la reconnaissance. — Malgré tous ses efforts, son cœur repoussait, comme par instinct, la moin- dre expression de tendresse, et, quoique vi- vant sous le même toit, elle voyait fort peu son mari. Toujours seule avec son vieux père, elle ne sortait de son appartement que pour aller dans une maison de campagne située à quinze lieues de Lisbonne. — Le chevalier ne l'accompagnait jamais. Quel fut son étonnement de recevoir un jour dans sa retraite une lettre d'un jeune sei- gneur espagnol, ami d'Olivera, et qu'elle avait rencontré plusieurs fois à Séville; — l'étrange contenu de la lettre l'empêcha d'abord d'y lUSTOint UL MARÉljtITA. 65 rien comprendre. On lui donnail ù entendre, j)ar des plirases non achevées, que depuis deux ans, avec sa bassesse accoutumée, le che- valier d'Hazcal usait de la faveui- de deux ou trois grands personnages, empruntait de l'argent et manigançait maintes affaires, pro- mettant toujours sa femme, la belle Maréquita, pour paiement. La demande d'un entretien particulier ter- minait sa lettre ; il annonçait à Maréquita avoir des révélations de la plus haute impor- tance à lui faire. Maréquita attribue d'abord à la vengeance une semblable ouverture, elle la repousse avec dédain comme venant d'un de ces ennemis im- placables, tels que le chevalier devait en avoir. Mais bientôt de vagues soupçons surgissent dans sa pensée ; elle hésite, puis enfin elle se décide à recevoir l'auteur de la lettre. Ah! ce fut alors que la malheureuse connut toute l'horreur de sa situation î — Le senor don Antonio de Velasq\iez lui apprit que le chevalier d'Hazcal était un misérable, sans honneur, sans conscience, et capable des plus 11. ;> 66 MÉl>IiIS. grands forfaits; — les preuves , il les lui donna ! — Cette fameuse conspiration de car- bonari avait été ourdie par les soins et ma- nœuvres du chevalier, dans l'unique but de compromettre don Olivera, afin de se rendre maître absolu de la trop crédule et trop con- fiante Maréquita. Quand l'infortunée entendit divulguer ces machinations sataniques, elle vit tout à coup se dissiper la noire vapeur dont elle était entourée! — Ses souvenirs accoururent de toutes parts pour confirmer le récit de don Antonio; ses cheveux se hérissèrent; — elle cherchait à se persuader qu'elle était sous l'influence d'un songe horrible, et s'efforçait d'en sortir; — puis, sa tète s'égara, elle se crut entraînée dans un gouffre immonde par un ange déchu ; elle entendait des silTlements de reptiles, — d'infernales exhalaisons révol- taient ses sens, et les paroles du senor Velas- quez venaient encore éclairer de lueurs fan- tastiques cette épouvantable hallucination ! ! ! — Cette torture morale excéda les forces de Maréquita; l'air manqua dans sa poitrine, IIISTOIPli) DE MAnÉQUITA. 67 son sang cessa de circnler; — elle tomba comme morte. Don Antonio se repentit alors d'être allé aussi loin , et son cœur lui reprochait sa vengeance contre le chevalier. — L'idée d'être cause de la mort de cette jeune femme le désespérait, et, dans le désir de réparer le mal ([u'il venait de faire, il lui vint la pensée de persuader à Maréquita qu'Olivera l'aimait toujours. — Si je réussis, je la sauve, — et , dans son anxiété, il s'exaltait sur son dessein. Aussitôt qu'elle fut revenue de son évanouis- sement, don Antonio prononça sa parole ma- gique:— ^Rien n'est perdu, Maréquita, Olivera vous aime toujours Aces mots, la pauvre amante se redresse; ses yeux reprennent leur éclat, un sourire de bonheur erre sur ses lèvres, sa physionomie rayonne d'une joie divine; elle croise ses belles mains, les élève vers le ciel : — 0 mon Dieu ! mon Dieu! dit-elle avec foi, tu m'as donc pris sous ta protection?... tous mes maux sont bénis; — tu ne me les as infligés que 68 pour m'apprendre à jouir de la félicité que tu me réservais! Rendue à elle-même par la certitude d'être encore aimée, la femme du chevalier ne veut plus revoir l'infâme auteur de Ions ses cha- ^,>ins. — Aidée de Velasquez, elle fait ses pré- paratifs de départ, quitte la campagne avec son grand-père, et laisse à son odieux mari le billet suivant : « Un ami de don Olivera , indigné de me voir votre dupe aussi longtemps , m'a dévoilé votre conduite en entier... J'ai tout appris. — Je sais que c'est vous qui avez inventé la conspiration des carbonari , afin de perdre mon amant. — Je sais que c'est vous qui m'avez vendue et livrée au duc de V — .Je pourrais, en vous démasquant, vous faire chasser de toute société comme un misérable; appeler sur votre tète les rigueurs du prince dont vous avez compromis la justice. — Oui , je pourrais vous accabler!... mais vous m'inspi- rez une telle horreur, que je préfère vous fuir, m'é- lolgner à jamais du révoltant spectacle de votre dépravation. — Insensible au mépris, vous seriez inaccessible à la honte. — A Dieu seul appartient le pouvoir de vous faire rentrer dans de meilleures voies. iiisTuiiii: ut: MAiikotnv. 69 — Les hommes doivent fuir le lépreux et la toula- {•ion de l'iiifaïuie. » Olivcra habitait toujours Naples; Marc- quita s'y rendit aussitôt. — Quels beaux rêves de félicité ne faisait-elle pas durant le trajet ! . . . Elle allait revoir son amant après trois ans d'absence; son amant qui l'aimait toujours. — Ah ! pensait-elle, si la séparation a j)roduitsur lui le même effet que sur moi , Olivera m'ai- mera comme j'ai besoin d'être aimée. — Mais, hélas! je ne puis plus devenir sa femme..., un acte indissoluble me lie à l'être méprisable qui m'a si indignement trompée. — A cette pensée, la malheureuse sentait son front prêt à éclatei-. Dès le lendemain de son arrivée à Naplcs, elle fait, sous un nom supposé, prier Olivera de passer à son hôtel. Pour engager le fils de l'ambassadeur à venir inmiédiatcmcnt , elle prend le nom d'un de ses amis de Séville. — Elle attend, tremblante d'émotion, de crainte et d'espoir, comme l'accusé attend son arrêt. — Il entre! Elle le revoil î... Son ame entière 70 MKI'IMS. passe dans ses yeux. — Cependant l'excès même du bonheur lui cause un éblouissement moral. — Le doute , comme un éclair , traverse son esprit, le bouleverse ; — blessée par un dard aip-u , elle succombe sous une vive douleur; il lui reste à peine la force de se jeter dans les bras de son amant en s'écriant : — Olivcra, ton amour, ton amour, ou la mort!'.! ... m. A Sévilie, Olivera, jeune étudiant, aimé de Maréquita, si pure, si chaste, si candide, avait pu croire à l'existence de quelques fem- mes vertueuses j mais après un séjour de trois années en Italie, sous Tinfluence d'un monde corrompu , ce qu'il appelait la tromperie de sa maîtresse, joint à la fréquentation habituelle de la société des dames de la haute aristo- cratie italienne , détruisit en lui toute sen- sibilité , toute croyance à l'amour et à la fidélité des femmes. Une fois cette opinion établie dans son esprit comme incontestable. 72 MKPIIIS. il ciul son honneur engagé à luKcr avec toutes les femmes de ruse, de mensonge et ' de légèreté. Aussi dans chaque ville d'Italie où il était demeuré , il avait mené la vie d'un lihertin , d'un roué. — Ce genre d'exis- tence, appliqué à son naturel, avait achevé de rendre son cœur sec, dur; son esprit incrédule, froid et ironique , ses manières hautaines et son langage passahlement insolent. — il n'ai- mait plus Maréquita ; cependant il ne pensait jamais à elle sans éprouver une émotion mêlée de regrets et de désirs. Jamais il n'avait ren- contré de créature aussi belle , et son imagi- nation blasée rêvait encore les voluptés incon- nues qu'il avait entrevues prés d'elle, et que, depuis , il cherchait vainement dans les bras de ces femmes qui se dounaient à lui seule- ment parce qu'il était jeune , beau , riche et jouissait de la réputation d'un homme à la mode. — Olivera n'avait que vingt-six ans , mais il avait trop usé de la vie pour n'être pas déjà très vieux à cet âge — La joie tue comme la douleur. — 01i\ era soutenait dans ses bras Maréquita défaillante , lIISTOinL DE MAHKyl'ITA. 73 il so garda hicii d'appeler des él rangers à son aide. Un grand sopha occupait un des côtés de la chambre ; il la déposa douce- ment dessus. — 11 n'était plus alors cet amant timide, qui , à Séville , aurait cru commettre un sacrilège en inspirant à sa jeune maî- tresse , soit par des caresses , des regards ou des paroles , la moindre pensée contraire à cette sévérité de vertu dont son imagina- tion rêvait l'existence. — Tout en desserrant Maréquita pour la rappeler à la vie, la vue , le toucher des charmes qui se décelaient à ses yeux , le remplissaient d'ivresse ; il les savou- rait en homme accessible aux seules jouis- sances des sens. — Alors Maréquita resplen- dissait de tout l'éclat de sa beauté. Elle avait vingt ans : ses membres étaient sveltes et arrondis , leurs contours suaves et gracieux; sa peau, veloutée comme celle de la pêche, et cette couleur légèrement dorée, propre aux An- dalouses, donnaient au marbre de ses formes une attraction irrésistible. — ■ A son insu. Cli- vera subit la fascination de la beauté. — Il 74 MEi'UlS. tomba à genoux pi es d'elle. — Oh ! Maréquiia, s'écria-t-il, que vous êtes belle !... Alors la jeune femme ouvrit les yeux ; son premier regard se fixa sur son amant; il la contemplait avec une sainte admiration. — Un moment elle jouit d'une félicité céleste , mais au mouvement qu'elle fit pour se re- tourner afin de porter ses mains sur la tête d'Olivera, elle se vit toute déshabillée et pres- qu8 nue. — Ciel ! s'écria-t-elle, est-ce vous, Olivera, qui avez profité de mon évanouisse- ment pour violer ce que la pudeur vous faisait un devoir de respecter... Olivera pouvait difficilement croire à la pureté de Maréquita ; cependant elle était vierge..., en ce sens que , pendant la nuit passée avec le duc de V , sa volonté avait été contrainte. — Elle essaya de se rhabiller. — Olivera prenait la frayeur qu'elle mon- trait, en voyant ses seins tout à découvert, pour un petit manège de coquetterie et crut devoir agir comme il avait coutume de le faire, c'est à dire brusquer le dénouement, — Il IIISTOIUI:; UK M.\Ui;(.»UIT.\. 75 j)iilcl(»iK'. les manières et riinpiideiice du Ixm- (loir pour cnipèchei- Marwpiila de remettre son corset, de rattacher sa robe, en lui débi- tant des propos dont la licence couvrait de rougeur le front de la pudique enfant. Sur- prise, effrayée, elle se demandait si cet Olivera qu'elle venait de retrouver était bien le même qu'elle avait connu à Séville. Pour se soustraire à ses caresses impudiques, à ses regards lascifs, à ses paroles cyniques, elle comprit l'impuissance de ses forces physi- ques et appela la prière à son aide. — Exalté par la résistance de la jeune femme, le délire d'O- livera ne connaît plus de bornes, et n'écoutant que ses avides désirs , il ne craint pas d'em- ployer la force brutale pour triompher de l'infortunée qui lui résiste toujours. Maréquita, baignée de sueur, la tète en feu, les artères battant avec violence, les cheveux en désordre , les vêtements déchirés , sent que la lutte devient de plus en plus impossible pour elle ; alors, cessant tout à coup de se dé- battre contre son agresseur , elle lui déclare que, s il ne la laisse pas à l'instant, elle ap- 76 MÉi'iiis. pelle les domestiques à son seeoiirs. — CclU' menace produit sur le seigneur don Olivera relTet désiré; il évitait avec soin le scandale, mais plus particulièrement quand il ne devait pas tourner à son prolit, — il laisse échapper de ses bras de fer le corps meurtri de la pau- vre Maréquita , et prenant le ton de la froide ironie : — En vérité , dit-il , madame, je ne vous comprends pas : pourquoi donc m'avez-vous fait prier de passer chez vous? Cette question, le ton, l'air, l'accent qui l'accompagnent tombent sur le cœur de Tin- fortunée comme la lave du volcan sur la prai- rie émaillée de fleurs. — Maréquita, haletante, éperdue, dont l'horrible anxiété tient l'ame suspendue au dessus d'un abime, trouve en- core la force de répondre ; — Vous ne m'ai- mez donc plus, Olivera?... Nous l'avons dit, le cœur d'Olivera ne res- sentait plus aucune sympathie. Dès le moment où il cessa de croire à la sincérité des femmes, il fut pour elles sans pitié. — Enfant, tu vois bien le contraire; à peine mSTUIRi: l)i: MARÉyUITA. 77 os-hi arrivée que je veux te donner des preu- ves (le mon amour. — Eh quoi ! Olivera, vous ne voyez donc plus en moi qu'une maîtresse? — votre cœur ne répond donc plus au mien? — je ne suis donc plus Tame de votre amc , — l'amante chérie , respectée dont vous vouliez faire votre femme? — Ah ! ah ! charmant'. Je vois, Maréquita^ ([u'ils vous ont bien formée à la cour de Lis- bonne.— Oh! ce sont d'habiles maîtres; mais comment donc , vous jouez votre rôle à mer- veille!— il est, du reste, très dramatique et sur- tout fort romanesque. — Oh! oui, d'honneur, c'est charmant! et je reconnais bien là le talent de votre époux légal — Moi, prendre pour femme la maîtresse du vieux duc don Luiz de V ; quelque riche que soit le douaire dont il l'a dotée... , moi , épouser l'élève du petit Ma- chiavel portugais, du célèbre d'Hazcal!.... J'étais bien niais à Séville, et le respectable chevalier a pu se promettre un tel dénouement à son intrigue! Mais j'en ai appris long depuis que j'ai quitté l'Espagne, et l'illustre d'Hazcal pourrait juger par moi si la cour deNaplesest une aussi bonne école que celle tle Lisbonne. — Allons, je vous en fais mon compliment, c'est, une affaire très bien emmanchée; elle me donne la certitude que je serai nommé pre- mier secrétaire d'ambassade à Constantinople. Je vois que le chevalier a besoin d'un espion, sûr à la cour du sultan ; il ne pouvait mieux choisir. — C'est très honorable pour vous de vous charger d'une telle mission. Olivera avait fini de parler. — Maréquita ne cherchait pas à lui répondre; immobile comme une madone, elle continuait à le re- garder sans l'entendre. — Son ame, absorbée dans le sein de Dieu, y puisait des consola- tions, et les paroles d'Olivera n'arrivaient plus à son intelligence. — Celui-ci , comprenant que sa présence devenait importune, remit de Tordre dans sa toilette, dans les meulîlcs de l'appartement, et s'approchant de Maré- quita toujours immobile à la même place : — INIadame, lui dit-il, lorsque vous voudrez un amant tendre , discret et constamment prêt à vous servir, — vous pourrez m' envoyer chercher; — seulement je désire quelepréam- HISTOIRE DE MAnÉQUITA. 79 bille ne soit pas aussi long qu'aujourd'hui Et cet enfant du monde salua froidement et sortit. IV. Dès le lendemain de celte scène, Maréquita quitta Naples, et toujours convaincue qu'il était de son devoir de se dévouer pour son vieux père, elle résista à la tentation de mettre fin à ses jours. — Ils vinrent tous deux s'établir à Florence. — Une sombre mé- lancolie enveloppait l'existence de Maréquita ; l'infortunée sentait le besoin de s'unir à Dieu par son amour : sans lui elle aurait haï les hommes; et bientôt sa société devint difficile, son humeur triste , ses manières bizarres. — Son pauvre père souffrait plus que personne IL G 82 -MÙniis. (le ce cliaiiijrmeiU j un chajijrin profond altéra praducllenient sa santé, et rendit le saerifiee o de sa petite-fille inutile : — })eu de mois après, il mourut. Restée seule, Maréquita essaya de l'agitation des voyages , pour se distraire de cette nou- velle douleur. Vains efforts ; il fallait à son existence les affections du cœur, les progrès de Vame : hors de là , tout était mort pour cet être d'élite ; — les objets extérieurs, les jouis- sances matérielles étaient sans puissance ; — la terre sans soleil, et la vie un fardeau. En quittant la maison du chevalier d'IIazcal, Maréquita prit le nom à'JlvareZy d'une terre appartenant au duc de \ — Elle paya la rançon de sa liberté au prix de la moitié de sa pension , et laissa à son infâme mari cin- tpiante mille francs de rente, — Ainsi, seule dans le monde, madame d'Alvarez, pour pré- venir les conjectures et d'inutiles observations, se donna pour veuve. Partout où elle se présentait, sa beauté, ses talents, la fUIS. chevaux, renverser le pauvre monde; bah! qu'est-ce que cela leur Tait aux amoureux, — pourvu qu'ils arrivent les premiers au rendez-vous, — tout essouflés, afin de se donner un air d'empressés.... Et les femmes! ces bêtes de femmes , qui se laissent prendre à de pareilles momeries ! Le marquis est frappé comme d'une lumière subite! L'individu impatient, colère, n'est autre que celui qui Ta heurté violemment dans l'es- calier de Maréquita I — La perte de sa belle ju- ment, sa chère missClai^a, s'efface à l'instant de son souvenir; de toute la scène de la rue il ne reste rien dans sa pensée, elle est toute rem- plie delà femme hautaine, dédaigneuse, dont l'impitoyable raillerie l'a cruellement blessé; il devient pourpre et tremblant ; bientôt le ton, le son de la voix de l'insolent, la menace du soufflet lui reviennent à la mémoire ! Il n'en doute plus , cet individu est l'amant de Maréquita. — Une telle certitude achève de le désespérer; le malheureux marquis sent son cœur déchiré pai- mille pointes aiguës; il est jaloux! jaloux d'une femme qui la huniihé. LES TllIUULAlIUN» Ut UICIIU. 111 — Oh! il scut un besoin impérieux de se venger. — Quel est eet homme qu'il a pour rival? — il faut ([u'il le découvre. — A quel numéro de la rue avez-vous con- duit cet amoureux si impatient? — Justement dans la maison où vous étiez j il a été, en quelque sorte, la cause de l'accident arrivé à votre pauvre bête ! il a voulu descen- dre à la porte mémej votre domestique s'est reculé, et dans ce moment la maudite charrette l'a renversé. Bien ! se dit le marquis, comme enchanté de trouver un tort de plus à l'homme dont, sans le connaître, il a déjà juré la perte. «—Où l'aviez-vous pris? — Rue LaiTitte, dans la maison qui fait le coin de la rue de Provence. Le marquis comprend qu'il est parfois utile de parler aux gens du peuple, et soupire en songeant au rôle important que ces gens-là jouent souvent dans la vie des grands sei- gneurs î . . . Comme à l'hôtel de la rue Saint- Dominique on ne s'attendait pas au prompt retour du 112 MÉPIIIS. marquis et moins encore à le voir arriver à l'improviste dans un cabriolet de louage, tous les domestiques étaient en grande joie! 11 frappe plusieurs coups inutilement ; le suisse , sa femme et sa fille sont enfermés dans l'ofïice à faire bombance avec les autres. — Le marquis, exaspéré par la colère , menace tous ses gens de les mettre à la porte. Il demande son secrétaire , — sorti ; — son homme d'affaires, — à la campagne; — son valet de chambre, — ivre; craignant de se porter à quelques actes de violence contre ces misérables valets , le marquis, dans un état de fureur toujours croissant , donne l'ordre qu'on aille chercher son secrétaire et son homme d'affaires , puis il sort pour essayer de se calmer. — 11 n'est que quatre heures de l'après-midi , — que devenir ? Il prend une voiture de place et se fait conduire chez la belle Zélia. Cette gracieuse et aimable danseuse est con- venue d'adorei' le marquis de Torepa , et de l'attendre tous les soirs chez elle , ou dans sa loge à l'Opéra, moyennant quinze cents francs LES TRIUL'LATIU.VS 1)1 ItICIIE. 1 1 .H par mois. — Le marquis sonne à la poric d'un très bel appartement , au second étage d'une maison de la rue Saint-George ; la femme de chambre de Zélia vient ouvrir, et hii dit , avec un ton d'assurance et de sim- plicité à tromper un Juif: — Mademoiselle est à la répétition. — C'est bien, je vais l'attendre. Dans toirte autre circonstance , le noble marquis n'aurait pas attendu une fille de l'Opéra pendant une seconde; mais, ce jour- là, il avait l'esprit occupé, et il bénit le ciel de pouvoir être seul : — la jalousie est une pas- sion si absorbante , les noirs fantômes qu'elle fait passer devant nos yeux ont quelque chose de si effrayant, la fièvre qu'elle donne à notre imagination nous fait endurer tant de suppli- ces , tant de tortures , qu'en proie à cette tourmente , nous oublions les heures, le lieu , le besoin de prendre des aliments , du som- meil ; la vie devient convulsivc et toutes les fonctions normales sont suspendues; on n'existe que pour la douleur. — Il est sept heu- res, et le marquis se promène depuis quatre II. ii I N MÉPRIS. dans le salon tic Zëlia, sans s'apercevoir qiïe la nuit est venue; — la femme de cliamhre est an supplice! elle sait que sa maîtresse ne doit ])as rentrer. Enfin le marquis sort de son cauchemar, l'obscurité l'étonné , il s'assure à sa montre du temps qui s'est écoulé depuis son arrivée , et se rappelle qu'il altend Zélia depuis trois heures ; il sonne. La pauvre Julie n'osait pas lui apporter de la lumière, elle pensait qu'il dormait; elle entre tenant une lampe à la main, et malgré sa lon- gue expérience de pareils contre-temps, elle n'est pas sans inquiétude. — Julie , vous m'avez trompé, — votre maîtresse n'est pas à la répétition. — Je jure à monsieur le marquis que ma- demoiselle m'a dit qu'elle allait à la ré. . . — Ce n'est pas vrai , — corbleu ! vous men- tez comme votre maîtresse , vous êtes aussi coquine qu'elle ; si vous ne me dites pas la vé- rité à l'instant , je vous brise les os : où est Zélia ? — Ah! monsieur le marquis, je vous jure, LES TRIBULATIONS nV RICHE. llÔ reprend la pauvre fille en faisant mine de pleurer.... — Ecoutez , Julie , par ma fortune , mon rang, j'ai beaucoup d'influence! — je puis vous protéger ou vous perdre ! — Eh bien! choisissez, dites-moi où est Zélia , et avec qui elle est en partie fine; je vous promets de vous faire donner une place d'ouvreuse de loge, et jusque là vous serez à mes gages ; — tenez , voici dix louis d'avance. La conscience de Julie, semblable à celle de bien des gens , était, hélas ! comme l'éloge du journaliste , comme le patriotisme de certains députés, au plus offrant. — Mon Dieu, monsieur le marquis, puisque vous l'exigez impérieusement , — d'ailleurs je ne suis qu'une pauvre fille, et je dois obéir à ceux qui ont puissance. — Allons au fait. — Eh bien ! mademoiselle est partie ce ma- tin pour aller à Montmorency , et elle ne doit revenir que demain. — Avec qui? — Mais, avec M. Alfred. 116 Miii'iiis. — Vous me dites eela, imbéciile, comme si je savais ce que c'est que ce M. Alfred. — Monsieur ignore donc. . . — Belle demande! sans doute puisque je vous paie pour m' instruire. — Monsieur, pardonnez-moi, si je vous dis la chose toute crue, mais c'est vous qui me le commandez : M. Alfred est Vamniit de mademoiselle Zélia. — Très bien! très bien! et moi, qui suis-je donc?... Julie fit semblant de laisser tomber une pièce d'or, afin de cacher le rire qui s'emparait d'elle. Le marquis réfléchit un moment s'il ne devait pas casser les glaces, les vases et la pen- dule; il avait eu l'honneur d'acheter tout le mobilier de la belle Zélia, et de lui fournir un trousseau digne de ses grâces. — Cependant, avant de mettre les glaces en poussière et les robes en loques, il jugea prudent de pousser plus loin ses investigations. — Eh! quel homme est-ce que cet heureux amant de mademoiselle Zélia? Mis I ltlltl'I..VlIU.\S UL lilCIIE. 117 — Ah! par cxtMuplc, clil Julie, c'est un jeune Iiommc qui a beaucoup de talent! il écrit dans cinq journaux; c'est lui qui, à force de répéter cinq fois par jour que mademoiselle avait du talent, l'a fait réussir à l'Opéra. — Puis c'est un beau brun, il a vingt-six ans; — il chante avec mademoiselle, fait des roman- ces, des vaudevilles et joue très bien la comédie. — C'est assez , Julie; — vous direz à Zélia que je venais lui dire qu'elle ne doit plus compter sur moi; — je veux maintenant avoir une chanteuse, et ce matin j'ai envoyé ma voiture à mademoiselle Irma. — Gardez les dix louis, — restez chez votre maitresse et une autre fois ne la trahissez plus. Eh quoi! pensait le marquisensortant de chez la danseuse,, il est donc vrai que, pour l'homme liche , il n'existe aucune jouissance qui ne soit empoisonnée. Ah! cette superbe Ma- réquita a raison de dire que je dois être bien malheureux ; oui , ah ! oui ! et je ne l'ai jamais senti comme aujourd'hui. L'heure à laquelle les fashionables ont cou- tume de dîner était venue ; le marquis entra 118 MÉPIIIS. au café Anglais; — nombreuse et brillante compagnie s'y trouvait déjà. — Ob! le voilà donc enfin revenu parmi nous, ce cher marquis! s'écrièrent deux ou trois jeunes bommes, dont la figure était belle de régularité, et la mise somptueuse autant qu'élégante. — Que devenez-vous donc, voilà trois jours qu'on ne vous a vu nulle part? — Messieurs, j'ai été très occupé. — Vraiment, et à quoi donc.^ — Des affaires sérieuses. , . . — Etes-vous fou, marquis, de vous occu- per d'affaires sérieuses ; — avec votre teint frais, vos beaux cbeveux blonds; vous aurez l'avantage d'avoir longtemps encore vingt- quatre ans, laissez donc les affaires pour le temps où vous porterez perruque et fausses dents. — A votre âge on ne doit s'occuper que de chevaux , de musique et de danseuses ; — au diable tout le reste. — Amen! répéta en chorus la joyeuse as- semblée. Pour la première fois, les rires et les plai- LUS TRIItULVTIONS DU IWCHE. 1 10 santcrics de ses (•onipa(jn()iis de plaisir rai- s(nuièrent faux à l'oreille du n«ai(|iiis; — malgré les efforts (lu'il faisait pour dissimuler la tourmente intérieure dont il était torturé, il resta froid; les autres s'en aperçurent e' l'en raillèrent. — Vous paraissez bien préoecupé ? lui dit l'un d'eux. — Décidément, marquis, allez-vous être nommé ambassadeur? — Vous n'y êtes pas, messieurs, dit un autre; je gage que le seigneur de Torepa a été trahi par sa Sylphide. — Tant mieux, ajoute un troisième, il sera dispensé de lui faire un cadeau pour s'en dé- barrasser. — Quoi qu'il en soit , marquis , je vous trouve mélancolique, — votre figure n'est plus la même ; — ne trouvez-vous pas , messieurs , que don Giulio est pâle? il a les yeux cernés. — Ah! j'y suis, je devine, — monsieur de Torepa a le cœur pris par une grande passion. — Ahî monsieur le comte, reprend le pre- mier, vous poussez trop loin Tarcusation ; — 120 MÉi'lll!). un descendant des Médicis coupable d'une passion ! — Mon cher , répond le comte , c'est un malheur pour le marquis, mais je tiens qu'il a du sang allemand dans- les veines, et vous le savez, en Allemagne les plus grands seigneurs deviennent réellement amoureux ; — là il n'y a pas de ridicule, — ce sont les mœurs du pays. — Messieurs , dit le marquis, je ne m'é- tonne pas que vous me trouviez la figure fatiguée , j'ai beaucoup travaillé depuis trois jours. — Vous le voyez, s'écria le comte triom- phant, il a travaillé! — encore une manie allemande. Ces jeunes aristocrates continuèrent la con- versation sur le même ton ; ce soir-là, elle pa- raissait iiïsignifiante au marquis; pour la pre- mière fois il se sentait mal à son aise avec ses amis, et fut heureux de se rappeler qu'il de- vait aller chez la belle Irma pour s'assurer d'elle , afin de prouver à Zélia que c'était bien lui (jui la (piitlait. — 11 laissa donc sans LUS rUlULLATlUNS lit lUCIIE. 12 t icgrcls CCS jeunes Tous rire cl boire, et se re- tira. Pour se rendre à la cité Bergère, il se trou- vait contraint, une troisième fois, à prendre une voiture de place. Mademoiselle Irma n'était que depuis peu de temps attachée à l'Opéra; — elle avait éprouvé de grands malheurs, — ce qui l'obligeait pro- visoirement à loger au quatrième. Le marquis dit son nom, — la soubrette émerveillée prie monsieur d'attendre un ins- tant, parce que mademoiselle est occupée. — -Ah! je sais, pensa le marquis, — Va- mnnt est là, — on lui paie ses lignes lauda- tives dans les journaux, avec des caresses véritables, de l'amour réellement senti, et toutes les douceurs de l'intimité; — tandis qu'à nous autres, pauvres riches, ces dames ne se croient tenues à nous donner que des caresses feintes, des semblants d'amour et des réceptions cérémonieuses. — Ah ! mon Dieu, mon Dieu, Maréquita aurait - elle dit vrai ? le sort des grands seigneiu's ne 122 MEPHIS. serai L-il pas au dessous de celui des artistes ? Le marquis attendait dans un salon assez mesquinement meublé ; — mademoiselle Irma parut, et il vit bien qu'elle avait fait une toi- lette à la hâte pour le recevoir. Elle n'était nullement jolie, ses grands traits avaient une expression dure; de vilaines mains, de gros pieds ne rendaient pas sa personne at- trayante; en somme, elle déplut au marquis. — elle faisait beaucoup d'effet au théâtre, elle ne manquait pas de talents ; les journaux surtout la prônaient, il n'en fallait pas davantage au jeune élégant. Le marquis ne lui adressa pas une parole de galanterie, il n'essaya pas de lui faire croire qu'il était amoureux d'elle ; — ses ma- nières, son ton et ses regards dénotaient le contraire; il lui dit simplement qu'il venait s'offrir comme son protecteur, et l'engager à prendre un bel appartement rue de la Paix, — où chaque jour sa voiture viendrait la cher- cher pour la conduire à la répétition; il lui piomit de la voir dans sa loge aussi souvent I.ICS TUIItULATKJNS l»|i UICIIK. 123 que ses occupations le lui pcrincl traient, et finit par lui annoncer que sou tapissier et son homme d'affaires viendraient le lende- main prendre ses ordres. Mademoiselle Irma n'avait jamais entendu de si douces paroles ! elle baisa les mains du marquis en lui jurant une fidélité qu'il ne lui demandait pas , et lui promettant une recon- naissance sur laquelle il ne comptait pas da- vantage. L'atmosphère de cette chambre basse et mal éclairée ne convenait nullement au sei- gneur de Torepa, lui qui ne trouvait jamais les plafonds assez élevés et les salons assez spacieux pour contenir sa petite personne. — Puis il redoutait par dessus tout la sensi- bilité par trop expansive de la cantatrice , qui déjà lui faisait des compliments sur la blan- cheur de ses mains ; — il s'empressa donc de reprendre ses gants , voulant esquiver par la retraite les tendres démonstrations de sa protégée. Le marquis avait posé ses gants à côté de lui sur le caiiapc; — quel ne fut pas son étonne- 124 Mti'iii*. Hicnt de prendre Iroisganls au lieu de deux... Mademoiselle Irma devint rouge, — et du ton le plus naïf : — Ce eant est à mon frère, il sortd'iei. — Oh ! e'est un eliarmant garçon , — si vous le permettiez, monsieur le marcpiis, j'aurais riionneur de vous le présenter. — J'y mets une condition , mademoiselle , c'est que monsieur votre frère ne portera plus de gants sales...; mais quel métier pro- fesse-t-il donc votre frère, pour metire ses gants dans un état aussi pitoyable ? — 11 est homme de lettres. — Je croyais, mademoiselle, dit le marquis, en jetant le vieux gant avec dégoût , qu'on pouvait faire de beaux livres sans se salir les mains. Dés cet instant, le marquis se promit bien de ne jamais faire de cette fdle sa maîtresse, — elle le dégoûtait... Les tribulations du riche sont sans fin, et le jnarquisne faisait encore que préluder à la vie. — Revenu chez lui, il ordonna à son homme (ratïaires de mettre à la porte ses huit dômes- I.KS TniBUIyATIO%S Di: niCIIE. iiC) liqiics, e(. (le irnouvclcr entièrement sa mai- son ; — mais ici ini obstacle inattendu et une masse d'Immiliations surgirent devant la vo- lonté du marquis. Le désordre existait dans l'emploi de sa fortune, et avec cinq cent mille livres de rente , c'était un riche malaisé j — depuis dix ans qu'il tenait maison, ses extravagances, les vols de ses domestiques, ses fréquents recours aux usuriers, avaient par anticipation absorbé ses immenses revenus; — pour satisfaire im- médiatement aux exigences de ses caprices, ou sortir d'une gène momentanée, il ne regar- dait à aucun sacrifice, en sorte qu'endetté partout et ses rentes engagées, il se trouvait a la merci de son homme d'affaires. — Monsieur le marquis, lui dit ce dernier, il me sera impossible d'obéir à vos ordres , — car, vous le savez , il est dû à Lapierre , votre valet de chambre, près de deux mille francs ; — trois mille francs au moins au cuisinier , quinze cents francs au suisse, et toutes faibles que soient ces sommes , je n'ai absolument aucun fonds pour les payer. 1 2G Mi:Piii&. — Quelle posil ion! s'écrie le marquis bouil- lant de colère ; moi , né de sang royal , je suis réduit à être l'obligé d'un valet de (bambre , d'un cuisinier; — très bien, mon- sieur , — il paraît que tout le monde est riche chez le marquis de Torepa , lui seul est tou- jours aux expédients. — Monsieur le marquis sait avec quelle intégrité je mène ses affaires; — depuis huit ans que j'ai l'honneur d'avoir sa confiance, je ne pense pas qu'il ait à m'adresser un repro- che sur.... — Non, sans doute, monsieur Lambert, et certainement je suis très content de votre manière de gérer ; mais vous sentez qu'il est pénible , désagréable pour un homme démon rang, d'être obligé d'avoir sans cesse recours à des emprunts onéreux. — Tant que j'ai eu de l'argent, je l'ai donné à monsieur le marquis , k quatre pour cent : cet intérêt n'est pas , je crois, très élevé. • — Mais, mon cher Lambert, je ne prétends tne plaindre de vous en aucune façon; — je veux parler de ces usuriers qui me pré- LES TRIItULATIONS DU ttU.IIK. 127 Icnl à quinze, viiifjt vi vingt-cinq pour cent. Le marquis se doutait bien que l'iionnête et loyal M. Lambert le volait ; mais , comme il savait que tous les hommes d'affaires volent, il préférait garder celui-là , qui était déjà passablement gorgé , que d'en enrichir un nouveau. — Cependant sa perspicacité n'était pas arrivée à voir que, si son homme d'affaires lui avait donné cinq mille francs à quatre pour cent, il lui en avait aussi prêté, sous un autre nom, quarante mille à vingt- cinq pour cent. Des huit domestiques, deux seulement fu- rent chassés : — ils étaient moins fripons, moins paresseux^ plus francs que les autres; ■ — mais ils faisaient bande à part, et l'homme d'affaires les expulsa, parce qu'il voulait, au- près de son patron , des domestiques qui en espionnassent la conduite, et surtout fussent silencieux sur celle de l'intendant. Cependant le pauvre marquis avait à par- ler à son homme d'affaires d'autres choses que de ses domestiques; il fallait qu'il abordât la grande question ; l'établissement de made- 1-2 À. cecoinple, le corps diplomatique, lo plus utile, le plus rétribué et le plus honoré de tous , serait aussi considéré comme une cor- poration destinée à l'espionnage. — Monsieur le marquis, je suis ici comme etwojéy chargé (V affaires. — Oui , mais d affaires secrètes. — Hé ! que m'importe qu'elles soient secrè- tes ou publiques; — les généraux ne tiennent- ils pas à grands frais, dans le camp ennemi , des envoyés qui leur rendent compte de tout ce qui s'y passe? — Cela n'en est pas plus loyal. — En vérité , monsieur le marquis , vous êtes étonnant avec votre loyauté ; — en guerre comme en politique, il faut agir de représailles. — Monsieur de Castelli, je ne saurais approu- ver ce système ; j'aime qu'on combatte son en- nemi sur le champ de bataille, qu'on le tire à la face du jour, il n'y a rien là que de loyal ; mais j'abhorre qu'on le fasse tomber dans un piège à renard, qu'on le tue dans un guet-apens. — Bah î bah ! monsieur le marquis , il ne vous faudrait dans le cœur qu'un petit grain 130 MKl'HIS. (\c jalousie pour vous faire tendre des pièges à renard , et si je ne me trompe , ce grand homme pale, — vêtu de noir... — Monsieur, je vous dis que j'ai besoin de savoir qui est cet liomme, — ma sûreté person- nelle en dépend. Tu vois donc bien , pensa Castelli en ob- servant le marquis devenir pâle et tremblant , que souvent on a besoin d'a^\r avec secret aiïn de perdre son ennemi ;— mais le petit orgueil- leux n'en veut pas convenir pour trancher en paroles du preux chevalier. — Monsieur le marquis , reprit Castelli, saura promptement quel est cet homme noir qu'on ne peut tuer en face...; seulement je le prierai de vouloir bien m'avancer un billet de cinq cents francs , car ma pauvre bourse , comme le cœur d'une danseuse, est toujours vide , et pour faire des pas et démarches il faut de l'argent ; — sans ce passe-partout , impossible d'entrer nulle part . — Soit, demain Lambert vous les comp- tera. Castilli se retira enchante; il voyait engrener I.LS TUIlJLIt VTKI.NS 1)1' ItlCIlL. 137 une alVaire (|ui lui pronicttail des oceasioiis (le faire payer cher ses services. Enfin, pour dernier supplice, le mai([uis n'avait plus à endurer que la présence de La- pierro; — le valet entra pour déshabiller son maître. — Il lui demanda d'abord pardon de sa conduite du matin, avec cet air bas, flat- teur, rampant de l'homme dégradé ; puis in- sensiblement il arriva à blesser l'amour-propre de son maitre, à le torturer de mille manières, en lui faisant sentir qu'il ne demandait pas mieux que de s'en allei-, si on pouvait le payer de ce qu'il avait avancé. Trois heures sonnaient , quand l'infortuné marquis se trouva enfin seul ; mais il ne put dormir, l'agitation de cette journée avait été trop forte, et la fièvre brûlait son sang. VNE VISION. L'écolier observait son frère avec surprise , il ne savait pas avec quelle furie cette mer de passions humaines fermente et bouillonne lorsqu'on lui refuse toute issue , comme elle s'amasse, comme elle s'enlle, comme elle déborde , comme elle creuse le coeur, comme elle éclate en sanglots intérieurs et en sourdes convulsions, jusqu'à ce qu'elle ait déchiré ses digues et crevé son lit. (ViCTon Hugo, Notre-Dame-de-Paris.} vu. Nous ne connaissons pas les rapports qui existent entre notre existence et celle de l'u- nité terrestre dont nous faisons partie ; notre vie quitte parfois son mouvement normal et entre pour un temps dans une course accélé- rée ; nous en attribuons les causes à la fatalité, parce qu'elles nous sont inconnues et que nous n'en trouvons pas l'explication dans le seul ressort de nos passions. Ce sont des séries d'aventures et d'incidents plus extraordinaires les mis que les autres; 1-12 MÉpnis. tous cependant sont nécessaires pour que trois ou quatre individus se rencontrent, soient eti contact, et que de ce contact surgissent en- suite des événements qu'aucune sagesse hu- maine n'aurait pu prévoir et dont les acteurs sont aussi étonnés que les spectateurs. Heureux ceux qui, sur cette terre, ont une existence brève et lumineuse Quelque longue qu'ait été la vie du berger des plaines inhabitées, ses souvenirs s'arrê- tent uniquement sur un petit nombre de faits qui sont venus, à de longs intervalles, varier sa vie monotone; arrivé à un âge avancé, entre ces points culminants il ne voit plus qu'une surface unie , l'espace disparait à ses yeux et il croit, au moment de sa mort, n'a- voir vécu qu'un petit nombre de jours. Mais si, amené jeune dans une grande cité, ce berger a eu son existence agitée par la crainte et l'espérance, les calamités inatten- dues et les bonheurs inespérés , la perfidie et le dévouement, la haine et l'amour, les dou- leurs de la maladie et l'allégresse de la santé , pour ce berger la vie aurait été longue, et, U!\E VISION. 143 lors même qu'il mourrait à la (leur de l'âge, il en connaîtrait tous les ressorts. L'homme matériel n'aperçoit le passage du temps que par le renouvellement de ses sensa- tionSy tandis que l'homme intellectuel en me- sure la durée à la succession des pensées. Ainsi les êtres d'élite arrivent au terme de la vie longtemps avant la foule , dont le corps est sensuel et l'ame inerte. Après leur mort se révèle leur passage dans ce monde, et, seu- lement alors , la foule admire la route qu'ils ont tracée à travers le désert. Pendant les six semaines qui s'écoulèrent après le jour, à jamais néfaste pour le seigneur de Torepa, où il avait été reçu par Maréquita et insulté par Méphis, l'existence de ces trois créatures, d'une nature exceptionnelle, fut agitée autant qu'il avait été donné à leur orga- nisation de pouvoir le supporter ; leurs jours étaient sans repos, leurs nuits sans sommeil, et, durant ces six semaines, leur raison fut impuissante à maîtriser l'émotion fébrile de leurs cerveaux! Il leur fallut recourir à l'o- l'i'i MKi'iiiS. pinni pour se procurer quelques heures de repos. « Je serai ton époii.x lorsque in me diras : P^iens, je te choisis parmi tous, tu es à moi, » avait dit Méphis avant de commencer sa narra- lion , et il attendait que Maréquita prononçât ces paroles. — Il trouvait honteux et dégradant, pour une femme, de vouloir paraître ne céder qu'à la force, et de se laisser prendre comme par violence ; il disait qu'en se conduisant ainsi les femmes semblaient reconnaître U7i droit à lajorce, et lorsqu'elles devraient, en tout et partout , user de leur influence, pour eTi détruire l'empire , elles sanctionnaient en quelque sorte la tyrannie du sexe fort. Hélas ! la pauvre Maréquita était bien loin de pouvoir sentir tout ce qu'il y a de supério- rité et de vraiment religieux dans l'acte de la femme qui choisit son amant et se donne à lui au lieu de se laisser prendre ! elle n'avait point compris les paroles de Méphis; — sa con- duite lui paraissait si étrange , comparative- ment à celle des autres hommes, qu'intérieu- UNE VISION. HT) reinciU elle l'accusait de froideur ou de co- quetterie ! Oh ! c'est que, pour se donner, il faut (|ue la femme se sente bien forte ! En se laissant prendre , comme subjufi;uée par la puissance de l'homme , elle se réserve une excuse en- vers le monde , elle se persuade à ses propres yeux qu'elle a été séduite , et elle conserve le droit dédire à son amant si elle lui est infi- dèle , ou qu'elle se lasse de l'aimer , qu'il a profité d'un moment de faiblesse. — Je ne vous aimais pas , vous avez profité de ma faiblesse , je ne me suis pas donnée à vous, vous m'avez prise par ruse. Dans l'avenir , lorsque la femme aura cons- cience de son pouvoir, elle s'affranchira de l'approbation d'autrui et ces petits subter- fuges , qui l'aident aujourd'hui à tromper les hommes, lui deviendront inutiles; quand les temps seront venus, la femme dira : — Je choisis cet homme pour mon amant, parce que mon amour sera un mobile puis- sant sur son intelligence et que notre bonheur commun se reflétera sur les autres! — Si elle II. 10 14G MKI'IIIS. • se lrE VISION. 155 pouvoir (l'implanlcr on (ranaclici- los affec- tions de son cœur ! quand clic n'a pas même la puissance de commander à un seul de ses cheveux. « C'est l'esprit qui vivifie, la chair ne sert à rien ; les paroles que je vous dis sont esprit et vie. . . . Si vous demeurez dans l'observation de > ma parole , vous serez véritablement mes disciples , > et vous connaîtrez la vérité , et la vérité vous rendra libre. >» En vérité, en vérité, je vous dis que quiconque )> conunet le péché est esclave du péché. » Saint Jean , chap. vi et viii. Le Christ partout anathématise la cliair, prêche l'asservissement des passions , comme le seul moyen d'affranchir l'ame de leur joug. Sa mission était de renverser le régne de la matière, et de faire dominer le culte de l'amour et de la pensée. « C'est en cela que tous connaîtront que vous êtes » mes disciples, bi vous avez de l'amour les uns pour » les autres. 156 MÉPIIIK. » Ijc coiiiniaiulciuent que je vous donne est île vous » aimer les uns les autres comme je vous ai aimes. » Ce que je vous commande, c'est de vous aimer » les uns les autres. » Et en parlant de Madeleine : « C'est pourquoi je » vous déclare que beaucoup de péchés lui sont remis, » parce qu'elle a beaucoup aimé; mais celui à qui on » remet moins aime moins. » Saint Luc, chap. viii , v. 47- Les passions sont la vie, et le Christ n'au- rait pu, sans blasphémer, en prêcher l'anéan- tissement ; d'ailleurs, la meilleure preuve qu'il n'a pas rejeté la chair , c'est qu'il a voulu être conçu dans le sein d'une femme. Il veut qu'on soit maître de ses passions, afin de pouvoir aimer Dieu et ses frères; mais il se montre partout très indulgent pour les écarts dans lesquels elles entraînent l'humanité , lorsque Tamour du prochain existe. — Aimer Dieu et le prochain comme soi-même , voilà toute sa doctrine. — Sa loi est essentiellement une loi d'amour et de dévouemenj^, et nulle part une loi de contrainte ; — mais le sacerdoce avait intérêt à l'interpréter de cette dernière ma- nière. UNr VISION. 157 Ah! la clKiii- et l'amc soiil r'/^alcment sain- tes; 1 ou les les deux viennent du même père, et à l'une et à l'autre il a assigné des fonctions en rapport avec leur degré d'avancement. — Le Christ, ainsi que Socrate, Zoroastrc et une foule de prophètes anciens et modernes, a flé- tri le culte du veau d'or, le règne des passions sensuelles, qui imposent un avilissant escla- vage et d'où tous les autres esclavages pro- viennent. Certes, le Christ était essentielle- ment le missionnaire de la liberté ; — il la prêcha pour la femme comme pour l'homme, censura sévèrement tout ce qui existait; ne prescrivait que la confiance en Dieu et l'amour du prochain; il défendait les procès et les discussions en toutes choses ; et , professant le plus superbe dédain pour les riches , les prêtres et tous les puissants de la terre, lui- même, quoique issu du sang royal de David, exerce un métier, se fait peuple et ne prend pour disciples que des hommes du peuple. Le Christ, en toutes choses, ne reconnaît qu'une volonté , celle de Dieu ! et partout il anéantit la raison humaine. — Aucune secte 1 5S MÉPIIIS. chrétienne n'a jamais compris complète- ment sa doctrine, et le catholicisme, en lais- sant à l'homme la plénitude de son libre ar- bitre, l'a exposé à tous les égarements de l'orgueil , aux déceptions , aux chutes, où perpétuellement les illusions de l'amour-pro- pre l'entraînent. Maréquita, confiante en sa force, commit l'imprudence de braver le danger. La lutte, dont s'éloignent avec effroi les êtres faibles, a pour les forts un charme qui les attire irrésistiblement dans son tourbillon. — Depuis l'âge de seize ans, Maréquita avait lutté victorieusement contre sa nature ardente et contre le besoin d'expansion et de caresses^ qui, chez elle. Se faisait si vivement sentir. — Orgueilleuse de son triomphe, elle se pré- senta de nouveau dans l'arène, sûre de rem- porter encore la victoire. Dans sa témérité, l'insensée ne prévoyait pas le choc terrible qu'elle aurait à soutenir et les formidables attaques dont elle allait continuellement avoir à se défendre. — Résister à des hommes beaux, spirituels et galajits, c'est l effort d'une mince I m: vision. ir»*) Voiiii; mais iVlnrt''(nii(a ne savait pas ce que c'csl (|in' ck' se (l'Oliver chaque jour, à toute heure, seule avec l'homme qu'on aime et dont on est aimée; — se sentir fascinée par son re(Tard , attirée ])ar le parfum de son haleine; l'entendre dire d'une voix qui semhle tom- her du ciel : — Je t'aime! oh! je t'aime, mon ange, plus que ma vie! ! ! Je n'existe que par toi; — tu es ma loi, mon soleil, mon Dieu! civcc toi je deviendi'ai fort, puissant, invinci- ble ; — pour toi je deviendrais faible , lâche, criminel, brigand. — La vie avec toi, — la mort sans toi ! Non, Maréquita , toute belle et toute cour- tisée qu'elle eût été, ne connaissait pas encore la puissance de ce danger. D'abord elle se laissa aller avec confiance au charme ineffable que lui faisait éprouver la présence de Méphis ; — mais bientôt elle eut peur de lui, et plus encore d'elle-même... Alors un long combat commença ; — oh ! un combat opiniâtre : — c'était l'amour, l'amour le plus violent ; c'était une ame qui s'identi- fiait avec une autre ame, un cœur qui ressen- 160 MÉPIIIS. tait toutes les aiVections d'un autre cœur, jointes à l'ivresse des sens. — C'était , en un mot, l'attraction divine dans toute sa force, luttant contre une volonté de créature! — c'était un faible roseau essayant d'arrêter le torrent qui descend de la montagne ! — Oh ! quelles expressions pourraient rendre ce qui se passait dans son cœur? Ivresses et craintes, extases et perplexités, bonheur et désespoir, et ces mille et mille frémissements qui par- couraient tout son corps, la faisaient palpiter déplaisir ou frissonner d'effroi! — Chercher à donner l'idée de ces célestes joies et de ces effroyables tortures , serait chose folle et qu'on ne doit pas tenter. Maréquita passe le premier mois dans cette extase fébrile , — puis vient la passion avec toute sa rage et sa frénésie : — oh ! alors à quelle souffrance n'est-elle pas en proie? Pour elle plus de repos, plus de rêves d'amour, plus de larmes, plus de voluptés, il n'existe plus rien ; — une pensée la domine, s'empare de son cerveau , — c'est un démon acharné à ses pas; — il l'enlace avec les serpents qu'il VKK vi.sio:v. lOl ticnl en ses mains, lui silïle aux oreilles i\v:^ paroles qui redoublent sa fièvre; lui montre dans le lointain une perspective encharHeresse que l'infortunée poursuit, brûle d'atteindre, et qui est toujours hors de sa portée. — Nous l'avons déjà dit, depuis la fatale nuit où, pour sauver son amant, elle s'abandonna au duc de V , elle était parfois sujette à des a€tes qui avaient le caractère de la folie. Maréquita ne voyait rien en dehors de son amour; elle trouvait Méphis froid, et lui re- prochait de ne point l'aimer assez ; des soup- çons cruels l'assiégeaient souvent; — elle pense qu'il veut faire d'elle un instrument pour servir aux projets de son ambition ; elle en trouve la preuve dans la possibilité qui reste à son amant de s'occuper d'autre chose que de son amour. — Méphis devine la souf- france de son amie; il n'est rien qu'il ne fit pour dissiper ses injustes craintes; mais ins- pirer de nouveau une conliance qui s'est retirée de nous dépasse les forces humaines et n'appartient qu'à Dieu. — 0 ma chérie, disait Méphis, demande, II. 11 1G2 MÉrms. exige de raoi tout ce que tu voudras : je suis prêt à te faire tous les sacrifices possibles. — Eh bien ! si réellement tu m'aimes , — si tu m'aimes autant que je le désire , autant que j'en sens le besoin, donne-m'en une preuve, la seule qui puisse me convaincre. — Laquelle ? — Quitte tout pour moi. — Allons sous le l)cau ciel d'Asie chercher une retraite où nous vivrons pour nous ! pour nous seuls ! Ah ! Mé- phis, conçois ce bonheur! — Nous ferons de notre amour l'unique affaire de notre vie : ne voir , ne sentir , ne penser qu'avec les yeux , le cœur, l'ame de l'être qu'on aime; — ne vivre que par lui et pour lui , ne désirer que lui , rien que lui , dans la nature entière : ami ! c'est la félicité de Dieu , c'est la suprême béati- tude. — Ecoute, mon Méphis, je me sens ca- pable de te tenir lieu de tout : — il y a dans mon cœur tant d'amour pour toi , tant de poé- sie dans mon imagination, tant de feu dans mes lèvres ! — Ah ! je te le promets , ta vie s'é- coulera pleine et heureuse, comme celle des anges. — Abandonnons l'Europe, où nous ne iiMi \isio.\. l(>;') pourrions vivre l'un ctl'aulre qu'en parias; — un bonheur clandestin nous sérail seul per- mis. Tu ne pourrais être père, car les enfants que j'aurais appartiendraient, par la loi, au chevalier d'Hazcal : en un mot, la vie nous se- rait un supplice de tous les instants. — 0 mon chéri ! je ne me sens pas, je l'avoue, le courage de l'accepter à ce prix, ni la force de la suppor- ter.— Moins que les hommes, la femme peut se passer d'estime et de considération. La bienveil- lance du monde qui l'entoure est un besoin de son cœur , quoique l'opinion de ce môme monde soit souvent de peu de valeur ; et , dans notre position, il me serait impossible de me concilier cette considération publique , sans laquelle la femme tombe dans l'avilissement. -T- Mon ange! mon cher ange! tu consens, n'est-ce pas, à tout quitter pour moi ; oui, n'est-ce pas, tu y consens? Et, sans attendre sa réponse, Maréquita se jette dans les bras de Méphis et le couvre des plus tendres caresses. Tout autre homme que Méphis aiu^ait pro-> iité de ce moment d'abandon pour faire une 164 MÉpnis. niailrossc de sa belle amante; mais lui savait très bien que la possession du corps n'assure pas celle de l'ame, et il voulait d'abord se rendre maître de l'une , avant de jouir de l'aulre. — Méphis aimait réellement Maré- quita; il voyait en elle la femme que Dieu lui avait destinée , la compagne de sa vie : c'était la fée qui devait l'inspirer, l'encourager, et travailler avec lui à l'exécution de ses vastes projets. Tout en répondant aux caresses de là jeune femme, il a le courage de lui dire qu'il ne peut consentir à ce qu'elle exige de lui. — A ces mots , Maréquita pousse un gémissement sourd, s'échappe de ses bras, marche à grands pas dans la chambre, les yeux fixés en terre, les poings serrés , la pâleur de la mort sur le front. En vain Méphis cherche-t-il à lui expliquer sa pensée ; — elle le repousse avec colère , et lui dit d'un son de voix qui trahit sa souf- france : — Je ne veux rien entendre. Tu ne m ai- mes pas , que m'importe le reste! VNE V18IOi\. 165 — lVIaié(|iiita, (on injustice me remplit d'af- lliction; — je ne l'aime pas! mais ([iielle preuve plus forte puis-je te donner de mon amour que le courage même avec lequel je combats des idées qu'enfante le délire? — Ma- rëquita , ce n'est pas une maîtresse que je cherche en toi, c'est la femme telle que je la conçois, telle qu'elle sera dans l'avenir , lors- que l'humanité sera sortie de sa phase actuelle. ' — Oh ! mon ange , tu vois où mène l'igno- rance! tu n'as pas, comme femme, conscience de la sainteté de ta mission! toi, si généreuse, si bonne dans ta vie habituelle, tu n'écoutes en ce moment que ton égoïsme, et voudrais que^ jeunes et forts , capables de servir nos frères, nous allassions enfouir au désert notre jeu- nesse, notre force et notre intelligence. — Oh ! chère enfant, il y aurait sacrilège, il y au- rait impiété! si Dieu.... — Arrêtez , Méphis ; — vous mettez entre nous un abîme , — vous raisonnez ! — Ah ! si vous m aimiez j opposeriez-vous à mon amour les raisonnements de votre philoso- phie ?... iOG MÉpnis. Tout en hlâmant l'ëgoïsme de cette passion, Méphis en admirait la violence; il était frappé d'un saint respect, comme s'il eût été en pré- sence d'un de ces ouragans terribles qui déraci- nent les arbres, renversent les maisons, boule- versent l'Océan et couvrent la plage de navires brisés et de corps meurtris. — Comme un pilote prudent, il attendait avec patience que la tempête se fut apaisée , et hasardait alors quelques paroles d'amour et de raison. — Méphis aimait Maréquita , avec tout ce que l'amour exalté peut avoir de plus dévoué, de plus sublime , mais il l'aimait en homme su- périeur , c'était l'amour de l'être fort. — Les forces de Maréquita ployaient sous son amour; elle n'avait plus sa raison , son cerveau était troublé : — c'était l'amour de l'être faible. Ces deux manifestations de l'amour cor- respondaient aux milieux dans lesquels ils avaient vécu ; — la pauvre jeune femme su- bissait l'influence de son éducation et du monde dont elle avait été entourée , des livres dont son intelligence s'était nourrie; elle s'ima- ginait, d'après ses lectures, (jue l'amour exclut UNE VISION. (67 la raison , et comme elle voyait Méphis con- server du calme, n'avoir aucune exagération, ne faire aucune extravagance, elle en conclut ([u'ellc n'était pas aimée. Tant que l'amour de l'individu sera poui' la femme le premier besoin de son cœur , le plus puissant mobile de son imagination, toute passion forte lui fera commettre des actes de folie. Mais une époque viendra où l'amour de Dieu et celui de nos frères occuperont dans nos âmes les deux premières places , et seule- ment à la troisième sera l'amour par lequel nous complétons notre individualité; — l'a- mour de Dieu et celui de l'unité domineroni toutes les affections temporaires et fraction- nelles. Maréquita n'avait pas été élevée par des sages, et son éducation n'élait pas sortie du cercle ordinaire de la routine; pauvres fem- mes, dont le jugement est faussé par le plus tyrannique des systèmes, jusqu'à tpiand vous imposera-t-on l'absuid'.- obligation de clian- ger votre nature? pendant combien de temps encore subirez-vous l'alternative de vous ren- 168 MEPRIS. fermer dans un cloitre ou d'enchaîner à ja- mais votre vie à celle d'un maître?... Profonds moralistes, est-ce donc pour augmenter la vio- lence des passions que vous leur opposez de pareils obstacles? — Les médecins vivent de nos maladies , mais combien sont plus nom- breux les gens auxquels les ravages de nos passions procurent richesses et puissance ! Lorsque, pendant quinze jours, Maréquita se fut répété vingt fois par heure, — il ne m'aime pas, — son cerveau fut réellement malade, et son imagination en délire domina son cœur et sa raison. — Dans son désespoir, elle conçoit mille projets sinistres; — elle veut se tuer; — puis elle s'arrête à une pensée atroce, telle que le cauchemar et la démence en font apparaître; d'abord vague, informe, cette pensée devint ensuite une vision, — dont son intelligence est constamment troublée. Elle veut emmener Méphis à son retiro de Belle-Fontaine; là, oubliant le monde, l'uni- vers, elle s'abandonnera sans contrainte au bonheur d'être à son amant ; — elle goûtera dans ses bras cette félicité qu'elle rêve et qui tiNli VISIO.N. 109 la loiijours luie^ ctllc IV-licilc (|ii'c'llc l>rùle tic connaître; — puis, après s'êlrc enivrée de toutes ces joies, après avoir vécu mille siècles dans une heure, — elle mettra une forte dose d'opium dans le lait d'amande que , chaque soir, elle a coutume de partager avec Méphis, et ils s'endormiront pour toujours dans les bras l'un de l'autre. — Ah! cette pensée a pour elle un charme inexprimable... ; — elle se voit aimée de Méphis comme elle désire l'être. — Toute femme est assurée de l'affection exclu- sive de son amant, lorsqu'elle ne lui demande que quelques heures de durée; elle jouira enfin de tous les trésors de son amour. — Pour la première fois elle se trouve heureuse d'être belle, puisque sa beauté va augmenter lé plaisir de son amant. Cette vision développe la véhémence de sa passion et contient son désespoir : — ainsi, dans le désert, le mirage, en offrant l'eau à sa vue, redouble la soif du voyageur et soutient son courage. — Cette pensée de mort , qu'un grand amour produit, prouve qu'il émane de l'ame, et que les sens n'y sont qu'accessoires. 1 70 MÉriiis. Mai équita pense que son amant la suivra , ils biùlcront dans l'enfer ; qu'imjiorte ! elle rira aux tortures en })résence de l'homme qu'elle aime. Toutefois, par instants, Maréquita revenait à la vie réelle, et avait horreur d'elle-même ! — Elle est prête à se jeter aux pieds de Méphis, à lui avouer son horrible tentation ; — mais aussitôt la vision reparait et dissipe ses vaines terreurs; — le désir se fait sentir avec plus de force que jamais; — elle est dans l'extase! — le vertige la saisit, — ses esprits se troublent, — et la malheureuse cède à cette voix de furie qui pousse l'assassin siu^ sa victime. LE BOIVIIEUR. a Et comment concevoir le bonheur sans l'amour ? Mais cet amour plus libre ignore parmi nous Des entraves du corps les obstacles jaloux ; Nous sommes tout entiers pénétrés de sa flamme ; Comme l'air avec l'air l'ame s'unit à l'ame , L'esprit avec l'esprit ; nos êtres confondus , L'un pai' l'autre embrassés, l'un dans l'autre perdus,' Contiacteut en s'aimant cette union intime. Des célestes amours privilège sublime ; Tandis que, pour s'unir, vos esprits impuissants Qnl toujours à fianchir la barrière des sens. » ( Paradis perdu de Milton, Delille.) VIII. Trois fois le soleil s'était levé radieux au- dessus de la colline, et pour la troisième fois ses rayons du soir faisaient étinceler les eaux de la Seine , depuis que Méphis habitait il retira avec Maréquita. — Les deux amants heureux de la présence l'un de l'autre, dans cette douce langueur dont l'amour satisfait remplit les sens, étaient étendus sur un magnifique tapis de Perse, auquel le gazon touffu du grand berceau prêtait sa fraîcheur et son élasticité. — La chaleur du jour avait été brûlante; l'é- paisseur du feuillage en garantissait l'intérieur 1/4 MÉPHIS. du berceau; on y respirait un air pur que pous- sait mollement la brise qu'on entendait frémir à travers la ramée; les parfums du jasmin, du cbévrefeuille , de l'acacia , du tilleul se mê- laient à l'odeur suave qu'exhalaient les touffes de muguet et de violettes, de menthe et des autres plantes aromatiques ; — l'atmosphère enivrait ; — les oiseaux faisaient retentir leurs chants , et des papillons aux mille couleurs, heureux de vivre, agitaient cà et là leurs ailes brillantes. Maréquita, vêtue d'un peignoir de mous- seline blanche , qui laissait deviner le con- tour de ses formes , et jusqu'à la teinte de sa peau , n'avait jamais été aussi ravis- sante;— couchée tout de son long, la tête appuyée sur le flanc gauche de Méphis; — ses deux bras entouraient la taille de son amant; par courts intervalles, elle l'étreignait avec passion ; ses grands yeux , dont le blanc était comme noyé dans un globe de larmes, exprimaient tout ce que la vie a d'amour ; son sourire était d'une volupté enchanteresse ! — Pendant trois jours et trois nuits, Méphis ou- i.E itoNiiEun. 175 blia le monde entier ; toutes ses facultës res- tèrent absorbées dans la contemplation de cette créature, que Dieu avait si richement dotée d'ame et de beauté ! Si Méphis , en la pressant dans ses bras , perdit conscience de toute autre existence; si le temps n'eut plus de durée pour lui; cpi'on juge de ce que dut éprouver Maréquita , dont la vie était tout entière dans son amour!!! Ce fiU une naissance nouvelle ! Son être s'était complété ; oh ! comme elle se sentit grandie ! — L'union de son ame à Dieu lui fut révélée ! Elle vit l'humanité à travers le prisme de son cœur , et comprit le paradis chrétien et celui de Mahomet! — Elle se trouva dans l'in- fini. — Pour elle, la réalité de l'amour n'eut rien de matériel ; elle sentait que les affections et la pensée peuvent poétiser toutes les sensa- tions, et que l'amour les sanctifie. En pres- sant sur son cœur l'homme qu'elle aimait, elle reconnut que la chair et l'ame sont également saintes! ! ! Un des caractères distinctifs de cette grande alliance de nos êtres, c'est le silence 176 MÉPiiis. des amants en présence du bonlieur!!! Ah! c'est que d'aussi puissantes sensations ne sauraient trouver d'expressions dans les signes morts de paroles humaines ! ! ! Oh ! c'est qu'elles saisissent toutes les forces de notre mortelle enveloppe jusqu'à la plus pe- tite fibre, et que les rapports sympathiques établis par un saint amour rendent froids tous les langages! Oh! c'est que l'on a cons- cience de ce qu'éprouve l'objet aimé par ce qu'on éprouve soi-même ; et que les regards, suffisent aux amants pour se communiquer ce qu'ils pensent!... Oh! c'est qu'ils vivent trop délicieusement pour interrompre le cours de leurs joies animiques; c'est qu'ils craignent d'évaporer leur vie en essayant de l'exprimer et ils en deviennent avares!!! En muette con- templation l'un de l'autre , dans l'oubli de tout , ils s'abandonnent en entier à la jouis- sance de leur bonheur. Depuis plus d'une heure, le tonnerre gron- dait au loin ; de moment en moment, les éclairs traversaient le feuillage et sillonnaient la nue de leurs flammes bleues et blanches. — Chaque 1-E IIOMIEL'R. 177 fois qu'un coup se faisait entendre, Maréquita se rapetissait et aurait voulu pouvoir s'abriter tout entière contre son amant. — Celui-ci la pressait fortement et lui demandait : — As-tu peur, ma chérie ? — Peur ! dans tes bras ! — Ah ! Méphis, je ne puis plus redouter qu'une chose, — c'est de te perdre... — Alors tu n'auras jamais rien à redouter, -r- Cependant rentrons, je crains pour toi que la pluie ne vienne. — Oh! non, j'aime cette obscurité; tous les objets ont disparu ; — î^ ^^ "^ois plus que toi ! toi , devenu mon Dieu , mon unique Dieu! Comme Maréquita achevait ces mots , un bruit confus de voix, que dominaient les cris de la jardinière et les aboiements du chien , se fait entendre; — ces vociférations portent l'ac- cent de la colère. — A cette vibration des luttes humaines , Méphis redescend sur la terre, — il prête l'oreille, — le bruit approche; — tout troublé , il pose Maréquita auprès de lui , une suevu' froide baigne ses membres, ses II. 12 178 MEPIIIS. jambes chancellent : — il a reconnu la voix de sa femme ! ! ! On doit se rappeler qu'au Betiro il était difficile , par la nature agreste des lieux , de pénétrer dans le jardin ou d'en sortir. — Mais qui peut s'introduire ainsi chez moi? dit Maréquita; personne ne connaît cette retraite, pas même Albert j — cependant, tout ce bruit... : allons voir, — peut-être un mal- heur est-il arrivé dans le voisinage. Elle veut sortir du bosquet, Méphis tremble de lui avouer la vérité...; — il eherche un prétexte pour la retenir. — Chère amie ! attendons encore : — ces gens vont se retirer sans doute, et je ne crois pas prudent de nous montrer. — Pourquoi? — Tu le demandes, ma chérie! Si des souf- frances étrangères réclamaient mon secours, il faudrait nous séparer. — Oh! non, non, répond, dans son effroi, la passionnée Maréquita, en l'étreignant plus fortement, tuas raison, restons cachés pour la nature entière. — Elle ne devina pas que Mé- I.F. ROMIEt'R. 179 pilis la trompait, ot que cette pensée de s'isoler du mallieur de ses frères était trop étran^ gère à ses sentiments pour ne pas cacher une vive anxiété. — Cependant le murmure des voix devient plus sourd ; il espère enfin être délivré de ses terreurs , quand tout à coup l'écho répète ces cris : — Ils ne peuvent être que dans le jardin : cherchons-les. A ces mots , Maréquita , éperdue , se cram- ponne au bras de Méphis. — L'accent de cette voix détonne de colère. — Mon Dieu! mon ami, c'est nous qu'on cherche! que peut-on nous vouloir?... Maréquita sent ses jambes faiblir; elle s'a- genouille sur le tapis, et, au même instant, , le charme qui la fascinait depuis trois jours s'évanouit. — Son idée fixe reparaît : — elle se rappelle qu'elle est venue au Retiro pour se tuer avec Méphis. — Depuis combien d'heures sommes-nous ici ? — Depuis deux ou trois jours , répond Méphis... 180 MÉPIIIS. En ce moment une femme vêtue de noii paraît-à l'entrée du berceau , trois bougies lui servent de torches, elle les tient d'une seule main, l'autre crispée et menaçante écarte les branches ! . . . sa laideur est effrayante ! Maréquita pousse un cri. — Méphis ! Méphis ! quel est ce spectre? — Dis-lui donc , s'écrie la furie , que ce spectre est ta femme...., malheureux! — Sa femme !!!... Maréquita rejette sa tête en arriére dans un mouvement d'horreur et de dégoût!... Ses bras, qui s'agitent convulsivement, semblent repousser l'épouvantable apparition. — Oui, sajemme! misérable courtisane! sa femme! sa femme légitime qui vient troubler votre orgie, et vous admirer dans vos amoureuses... — Taisez-vous! je vous l'ordonne , s'écrie alors Méphis en lui serrant le bras à le briser. — Monsieur le chevalier d'Hazcal , mon- sieur le chevalier d'Hazcal, crie la femme lé- gitime , d'une voix que la douleur physique rend plus glapissante encore, venez donc m: ItUMIEUK. 181 aclinirci- avec moi le déshabillé galant de voti'e chaste épouse ! Sa fureur pliait sous l'autorité maritale; aussi c'est l'autorilé maritale qu'elle appelle à son aide , pour écraser sa rivale. Un frémissement convulsif parcourt tous les membres de Maréquita , la mort passe sur ses traits. — Méphis le voit , et soudain l'ex- cès du danger lui rend le calme nécessaire, îl repousse froidement sa femme, et soulevant avec précaution sa mourante amie, il l'em- porte vers la maison. LINTIUGUE. « Hélas! quand nous nous endormons dans les bras du vice, nous ressemblons à ces dieux de l'Inde qu'on repré- sente couchés sur des serpents. » {Extrait d'un ouvrage inédit.) IX, Les bourreaux existeront tant que les so- ciétés en auront besoin; quand l'harmonie ré- gnera sur la terre, ils disparaîtront comme onl disparu les grands quadrupèdes qui habitaient notre planète avant le dernier cataclysme. Castelli était un de ces hommes sans con- science auxquels on dit : — Espionnez, — ei ils espionnent. — Tuez , — et ils tuent ; — mais après l'avoir fait, si on leur demande pourquoi ils ont tué cet homme, — ils ré- pondent avec insouciance : — Parce qu'on 186 MÉIMIIS. nous l'a ordonne. — Qu'avail-ii fait ? — nous n'en savons rien; — à chacun sa besogne, — ils le condamnent à mori, à nous de l'exécu- ler; tout est Uni. Rien n'était comparable au cynisme révol- (ant du misérable Castelli; il commettait les crimes les plus atroces avec un sang-froid et une indifférence qui faisaient horreur ; — son passé n'éveillait pas un remords en lui, et l'a- venir ne lui inspirait aucune crainte. — Sa vie se résumait dans l'heure du diner, ou celle de la débauche avec des filles de joie. Si parfois il arrivait que ses maitres vins- sent le déranger au milieu de son orgie, il ru- gissait comme un tigre auquel on ferait mine de vouloir retirer la pâture ; puis, cédant en grommelant à la nécessité, il quittait le fes- tin, retroussait ses manches pour assommer l'homme qu'on lui désignait, et revenait en- suite se mettre à table, où il achevait gaî- ment le repas qu'il avait interrompu. Aussitôt que Castelli eut les 500 francs du marquis, il emmena avec lui deux tendres l'i?jtkiol'k. î87 amies, ci irsla à IMoiiliiiorL'iicy, à l aulK'iv^c du Cheval blanc, pondant (|uatrL' jours; — dincrs recherchés, pionienades à cheval et en voiture, rien pour hii n'était trop cher. — Le cin- quième jour, on lui présenta son compte, et comme il montait à 52G francs, les amies de Castelli jugèrent prudent de le ramener à Paris. — Il lui fallut deux jours pour repo- ser ses membres fatigués et cuver son vin; — après il songea à l'importante mission dont le marquis l'avait chargé. Castelli avait tout ce qu'il faut pour plaire à la majorité, et capter la bienveillance de cette tourbe d'individus pour lesquels la pen- sée ne se développe que par les sens. L'apparence d'une grosse franchise cachait sa fausseté ; flatteur à l'excès, il déguisait sa Hnosse par des manières de bon homme qui éloi- gnaient la défiance; il avait surtout le talent bien rare de parler à chacun sa langue, aussi était-il sur de se faire bien venir des portiers, des domestiques, et de tous les gens du peu- ple, qui sont toujours flattés lorsqu'un homme au-dessus d'eux par l'éducation, l'esprit, les 138 MÉPiiis. manières ou la fortime, descend à leur niveau par la familiarité de son langage. L'habile Castelli sut au bout de trois jours tout ce qui se passait dans la maison de Mé- pbis ; — alors il se présenta hardiment chez madame Lysberry, sous le prétexte de lui rendre un éminent service. Il commença par plaindre cette jeiuie et intéressante femme, si digne d'un meilleur sort j la vieille coquette se laissa prendre à sa flatterie et lui raconta ses chagrins. Le rusé Italien redoubla de sensibilité, et versa même des larmes en écoutant le sentimental récit de l'épouse délaissée. Madame Lysberry aimait beaucoup à causer; encouragée par l'effet qu'elle produisait, elle parla pendant trois heures. Castelli connut ainsi parfaitement le caractère qu'il avait à exploiter, les dissentions du ménage et la po- sition de fortune de l'ennemi du marquis. — Il vit dès lors comment il devait s'y prendre pour faire servir cette femme à ses desseins. C'était un monstrueux assemblage des défauts les plus contraires ; elle avait le cœur sec et l'es- i/inti\kji;e. 180 prit ronianosqiio, l'anu! v('nalc et les sons irri- tables. Elle aimait par-dessus tout les scènes de mélodrame, le bruit, le scandale, et recher- chait avec empressement toutes les occasions de se mettre eu évidence. Il fut facile à Cas- felli de lui persuader qu'elle allait jouer un grand rôle dans le drame qui avait pour objet de sauver son mari d une ruine complète y et de perdre sa rivale ! Il brocha de suite un roman, et fit du mar- quis de Torepa un prince allemand; — son altesse avait quitté ses états et renoncé à l'al- liance d'une archiduchesse, pour suivre les pas de la célèbre cantatrice espagnole. Castelli connaissait trop bien le cœur humain pour négliger le moyen de blesser cruellement ma- dame Lysberry par l'éloge de sa rivale; — il savait que , passé quarante ans , une femme sotte et laide ne pardonnejamais à la jeunesse, à l'esprit et à la beauté. Il peignit donc Maréquita sous les plus brillantes couleurs, si bien qu'il résultait de son exagération qu'elle surpassait les plus i *.)() MÉPIIIS. belles; qu'elle était une fée pour les talents, un démon par l'esprit satanique qui l'animait. Dès cet instant, madame Lysberry jura une haine implacable à cette intrigante espagnole^ qui, disait-elle, lui avait enlevé le cœur de son mari. — Madame Lysberry n'aimait point son mari, mais elle le considérait comme sa pro- priété, et ne pouvait souffrir qu'une autre y portât atteinte. — Oh! les droits imprescrip- tibles que chacune des parties s'attribue sur l'autre ne sont pas les moindres inconvénients résultant du mariage indissoluble. Castelli gagna toute la confiance de ma- dame Lysberry, et se mit aussi dans les bonnes grâces de la Bernard, afin d'apprendre tout ce qui se passait chez madame d'Alvarez. Castelli était lié avec une foule d'agents su- balternes qui se mêlaient d'intrigue et d'espion- nage; bavard de sa nature, il vint à causer un jour avec un de ses dignes amis, et sans trop y attacher d'importance, il lui parla de Méphis. — Cet individu se trouvait être un aflidé du prêtre Xavier. — Ce fut une de ces rencontres i/iNxmouE. 191 fortuites, que notre orgueil appelle hasards, parce qu'elles dépassent notre courte vue; ce- pendant elles arrivent si fréquemment, que l'i- nexpérience villageoise peut seule s'en étonner encore. — La conversation de ces deux misé- rables était un événement qui devait amener des conséquences terribles. Le nouveau chargé d'affaires secrètes avait aussi reçu l'ordre de son maître de ne jamais perdre de vue le sieur John Lysberry. — Enchanté de trouver une occasion de faire parade de son dévouement, de son activité et de son intelligence, il s'empresse d'écrire à son maître, pour l'instruire de l'intrigue où Méphis joue un si grand rôle. A cette nou- velle, Xavier fait subitement ses préparatifs, et quitte la Savoie pour se rendre à Paris. Les riches ont mille moyens de s'entendre, qui sont hors de la portée des pauvres; ils sont forts contre ceux-ci par leur union et la faveur de la loi , ensuite ils voient les cartes de leurs adversaires, et les exploitent sans cou- rir aucune chance. Xavier n'avait jamais ren- contré le marquis de Torepa, mais il connais- 192 MÉPHIS. sait de nom son frère l'archevêque. C'est à celui-ci qu'il écrit , signale l'ennemi commun qu'il faut perdre, et l'archevêque lui répond: — Frère, je vous serre la main, et je mets à votre disposition ma fortune, mon crédit et mes aihdés ; servez-vous du tout dans l'intérêt de notre sainte cause. Porteur d'une lettre de l'archevêque, Xa- vier se présente chez le marquis de Torepa. — Ses manières nobles, l'amabilité, la finesse de son esprit , sa gaîté , son éloquence , tout en lui séduit le marquis; celui-ci, se laissant aller au sentiment qu'il éprouve, témoigne à Xa- vier la plus vive amitié, la plus entière con- fiance, ne tarde pas à lui parler de son amour pour Maréquita et de sa haine pour Méplîis. Xavier posséda bientôt le marquis tout en- tier : pas lui repli de son ame , pas un soupir de son cœur dont il ne pénétrât le mystère. Il jugea l'homme ; le reconnut sans énergie, incapable d'être jamais moteur , et propre seulement à servir comme instrument passif. Le marquis voulait bien se venger de Mé- i/iMiiiGtii;. iy;i plus; il désirait ardemment posséder Maré- (piita, mais il n'était pas allé jusqu'à combiner les moyens à prendre pour atteindre ce double but. Il se servait bien de Castelli pour lequel il avait le plus profond mépris, de Castelli qu'il savait être un misérable espion, mais il n'osait pas l'interroger sur l'exécution des ordres qu'il lui avait donnés, dans la crainte d'apprendre des choses dont son orgueil au- rait à rougir, ou qui éveilleraient ses re- mords. Xavier montrait au marquis toute l'appa- rence d'une vive amitié, il lui prodiguait toutes les attentions obséquieuses dont il savait si ha- bilement se servir; néanmoins il éprouvait , à sa vue, ce dédain que l'être faible provoque toujours : il en avait pitié parce qu'il s'en ser- vait ; il l'eut brisé sans hésiter s'il lui avait fait obstacle. Xavier traitait la passion du seigneur de Torepa avec l'apparente légèreté qu'il mon- trait en toute chose ; toutefois il ne négligeait aucun moyen d'augmenter l'intensité de cette II. 13 194 MKPIIIS. passion, et d'exciter sa jalousie : ce n'était pas la fibre la moins vibrante chez le descendant des Médicis. Le marquis avait d'abord songé â appeler Méphis en duel; Xavier l'en dissuada en lui faisant observer qu'il ne convenait pas à un homme de son rang de se mesurer avec un aventurier. — Le triomphe de Méphis l'eût soustrait aux embûches qu'on lui tendait, et Xavier avait plus de confiance dans l'adresse et le courage du prolétaire que dans la science du marquis. Castelli, personnage ostensible de l'aftaire, y jouait un double jeu dont son maitre était loin de se douter : l'honnête secré- taire n'obéissait, en défmitive, qu'aux ordres du prêtre. Celui-ci ne reculait devant rien; il jugea nécessaire de faire enlever les papiers de Mé- phis , sachant qu'il avait des manuscrits dont il lui importait de se rendre maître. -^ — Cas-: telli se fit un point d'honneur de réussir dans une entreprise qui , pour tout autre , eût été impossible. Il flatta madame Lysberry avec tant d'adresse, sut si bien alimenter sa haine, l/lNTItlGUE. 195 exciter sa jalousie, que, cédant à la soif de se venger, elle lui promit de lui livrer les pa- piers de son mari. En parcourant les manuscrits qu'il a entre les mains, Xavier se félicite d'abord. — Si le paradis existe, se dit-il, je suis certain d'y ob- tenir la première place ! — Puis, à mesure qu'il avance dans sa lecture, elle l'étonné, l'ef- fraie ! . . . Méphis est plus profond , plus élo- quent, plus fort qu'il ne le pensait. Il faut qu'il meure! s'écrie le prêtre, ses doctrines sont trop puissantes : enseignées par un homme habile, elles pourraient ren- verser les nôtres. Ce sera donc sa tête à la main que j'irai au Vatican me faire nommer cardinal. Madame Lysberry remettait peu à peu à l'Italien les papiers de son mari, afin que Mé- phis ne pût s'apercevoir de leur disparition. Le manuscrit de Maréquita était resté chez lui j il suivit le sort des autres, et vint dévoiler aux ennemis de son amant les secrets de la malheureuse jeune femme. — Xavier fut en- chanté d'apprendre que Maréquita avait un 196 MÉPiiis. mari, espèce de machine qu'on est toujours assuré de pouvoir opposer à une femme , et , d'après la peinture que Maréquita faisait du sien, il lui désigna son rôle. Après y avoir bien réfléchi , Xavier recon- nut que le seul moyen de perdre Méphis était de l'obliger à quitter la France. — Les doc- trines du prolétaire n'avaient guère de chan- ces de se propager à l'étranger, d'y exciter des révolutions politiques ou religieuses; ensuite, il y serait toujours beaucoup plus facile de se défaire de leur auteur. — Toutes ces consi- dérations mûrement pesées, Xavier pensa que, si le chevalier d'Hazcal venait réclamer sa femme, celle-ci, effrayée, fuirait et emmène- rait son amant avec elle ; — il était probable que Méphis abandonnant ses affaires, on réus- sirait à le faire déclarer banqueroutier frau- duleux : — et alors il subissait un véritable bannissement. Ce plan arrêté, Xavier écrivit au chevalier d Hazcal, lui fit entrevoir l'occasion qui s'of- frait de rançonner sa femme. — Le vieux re- nard n'attendit pas une seconde lettre, et l/l.NTlUGI'E, 107 arriva à Paris en poste — Le moins c|n'il |)ùt gagner dans cette afl'aire, avait-il évalué, était une centaine de mille francs: mettant, en définitive, à ce prix le pardon de sa légitime épouse, et la paix qu'il lui laisserait. — C'était donc par les soiîis de Xavier que la scène de Belle-Fontaine avait été préparée , mais elle n'eut pas le résultat qu'on en espérait. UN MARI. « Que celui d'entre vous qui est sans péché lui jelle la première pierre. ( Christ , Evangile selon saint Matthieu.) Méphis savait parfaitement que Maréquifa , non plus que lui, ne couraient de danger; nulle poursuite ne pouvant être dirigée contre eux, puisqu'il faut des témoins pour prouver l'adultère. Maréquita était restée à terre sans bouger , la tête cachée dans ses mains. — Méphis la prend dans ses bras et quitte le bosquet en jetant un regard de mépris sur sa femme. — Arrivé près de la maison , il pose doucement son amie à terre et lui dit à voix basse : — Du calme ^ mon ange , du calme , ou nous sommes perdus ; — ils entrèrent 202 MÉPuis. flans le grand salon et y trouvèrent le cheva- lier d'Hazcal et un commissaire de police. Méphis salua froidement le magistrat ; puis, s'adressant au chevalier, il le terrifia du re- gard : — Pourriez-vous nous dire, monsieur d'Hazcal, dans quelle intention vous jouez ici le rôle du mari de madame d'Alvarez ? comment osez-vous vous prêter à cette jonglerie? — Le mari de madame d'Alvarez est un misérable , vous le savez mieux que personne. . . , vous savez que cet infâme espion est coupable d'avoir ourdi une conspiration , dans le dessein de perdre don Olivera de D'A...., qu'il a trompé indignement cette jeune fille , vendue d'a- vance au duc de V , et que, depuis dix ans, il reçoit une très forte pension de madame; — les reçus constatent qu'il l'autorise à ne plus porter son nom, et d'ailleurs, par acte au- thentique, il a renoncé, moyennant cette pen- sion , aux droits de mari , droits qu'il ne sau- rait réclamer, puisque madame lui en paie la rançon convenue. — Tous ces faits vous sont connus, mais vous ignorez sans doute que je me propose de les dévoiler au public. UN MAiii. 2o;i de raconter par (juelle l)assesse eet espion de qualité espérait trafiquer de l'Iionneur de sa femme, pour grossir sa fortune, afin d'as- surer l'impunité de ses débauches, d'alimen- ter ses vices ; de plus , j'ai à vous prévenir delà résolution que je prends; chaque fois que je rencontrerai cet homme, je lui cracherai à la figure et le souffletterai publiquement. Le chevalier d'Hazcal tremblait de tous ses membres, ses traits se couvrirent d'une pâleur mortelle; il sentit son sang se coaguler, et de froides gouttes de sueur couler sur son front : le chevalier d'Hazcal, destiné à se vautrer dans la boue, était né sans courage. Depuis que toute l'Europe , à l'envi , célèbre les progrès de l'intelligence , et salue de ses acclamations le règne delà pensée, ce qui reste du joug de la force devient, chaque jour, un sujet de bouffonnerie. La scène, le roman, les caricatures s'en emparent, tandis que nos meilleures comédies , nos romans les plus re- nommés, bafouent les maris jaloux, et les tentatives de despotisme conjugal, et appel- lent sérieusement le blâme des hommes, la •20i MEi'iiis. puiiidon de Dieu , sur les briUalités, les spo- liations de fortune, les abandons d'enfanls, qui se renouvellenl sans cesse dans notre ci- vilisation modèle. Étrange contradiction! la toute-puissance maritale, consacrée par la loi, est repoussée avec horreur par les mœurs; toutes les jeunes fdles abhorrent la tyrannie, rient des maris ridicules que la scène et les romans leur présentent, toutes cependant désirent se ma- rier, puisque malheureusement c'est le seul moyen que d'absurdes préjugés leur laissent pour arriver à jouir d'une certaine indépen- dance que leur famille et la société leur refu- sent. Le commissaire et son secrétaire souriaient, avec un malin plaisir, à la vue de ce mari , si mal mené par l'amant, et ce rire n'était pas seulement provoqué par le contraste qu'of- fraient la vieillesse et la laideur de l'un, oppo- sées à la jeunesse et à la beauté de l'autre; mais, comme l'oppression révolte universellement, les tentatives pour l'exercer excitent toujours un sentiment de satisfaction lorsqu'elles res- VS MAIU. 20.') tciit inlriicuiouses ; — il était évident que le it'sp('clal)l(' dllazcal avait voulu pressurer sa femme, lui escroquer de l'argent. Cependant le commissaire prit la parole, et s'adressant d'ahord au chevalier, dit d'un son de voix qui faisait deviner son opinion sur cette affaire : — Monsieur, j'ai reçu l'ordre de me trans- porter au domicile de madame , sur la plainte en adultère faite par vous, et voilà que non- seulement votre plainte n'a pas le moindre fondement, mais encore on vous conteste le litre et les droits de mari; à vous, ou à celui que vous représentez ; qu'avez-vous à ré- pondre, monsieur? déclinez vos preuves. — D'Hazcal garda le silence. — Je vois que mon ministère est ici sans objet, et je prie madame de vouloir bien me pardonner d'a- voir forcé la consigne de son jardinier , et pénétré dans sa retraite malgré ses ordres; la mission que j'avais reçue m'y contraignait, mais j'étais bien assuré de ne rien voir chez elle qui pût justifier cette mesure. — Agréez, madame, tous mes regrets; — et il se leva pour se retirer. 206 MÉPiiis. Le chevalier, tout épouvanté, à l'idée de rester seul avec l'amant de sa femme , se leva aussi. — Monsieur le commissaire, dit-il vive- ment, je repars avec vous. ■ — Comment! s'écria madame Lysberry, comment, monsieur le chevalier, vous laissez votre femme avec mon mari? — Madame, je me suis trompé _, madame d'Alvarez n'est point ma femme. — Ce n'est point votre femme ! — Eh bien, soit; mais, monsieur le commissaire, ramant est mon mari , moi je ne me trompe pas ! vous voyez leur costume. — Madame , je n'en doute nullement ; mais la loi n'autorise pas tine femme à faire arrêter son mari, parce qu'un jour d été elle le trouve en robe de basin , dans une maison de campagne, chez une jeune et jolie femme. Madame Lysberry, outrée de colère d'avoir échoué dans son plan , ne vit rien de mieux , pour se donner une contenance , que de s'éva- nouir. Méphis profita de cet incident; — il enleva IN M/vm. 207 sa femme dans ses bras vigoureux, la porta dans la voiture du chevalier, et pria ce dernier d'une voix impérieuse de vouloir bien la reconduire chez elle. Impatient d'échapper à cet homme qui l'effrayait, d'Hazcal se hâta d'obéir à cette prière ; tous quatre reprirent la route de Paris. Les amants restèrent seuls , — mais ils étaient destinés à ne connaître l'amour que pendant trois jours ! — Maréquita , silen- cieuse et sombre, était assise sur le grand sopha, les jambes croisées à l'orientale j son immobi- lité avait quelque chose d'effrayant. — Mé- phis , au contraire, marchait à grands pas dans le salon, sortait parfois dans le jardin et pa- raissait être dans une agitation extrême; — il communique ses projets à Maréquita, qui l'écoute sans lui répondre. — Mon cher ange , dit-il , ne t'afflige pas ainsi; si nous ne pouvons rester en France, nous irons en Angleterre , aux États-Unis, en Hollande, n'importe où; — en tous lieux, avec mes connaissances , je suis sûr de pou- voir réussir et nous serons heureux. "208 MÉi'iiis. — Heureux! ah! Méphis, comment donc comprends-tu le bonheur? — Le bonheur ! c'est ton amour. — Saurions-nous en jouir, si nous ne pou- vons appartenir l'un à l'autre sans commettre un crime, sans nous voir rejeter de la société ! Oh! Méphis, tu t'abuses, pour nous il n'y a pas à choisir; il faut mourir, — mourir pour éviter des souffrances que je ne pourrais sup- porter. — Est-il possible, Maréquita! quoi! tu veux mourir ! l'opinion du monde t'est nécessaire à ce point? — Ah î Maréquita ! mon amour ne te suffit donc pas ? Maréquita cacha sa tète dans ses mains. — Méphis, je t'en conjure, aie pitié de moi ; je ne suis qu'une faible créature; je ne puis vivre avec la pensée que le monde me méprise, — le mépris me tue! Je t'avais offert l'exil et la solitude du désert ! tu m'as refusée ! il te faut le mouvement de la so- ciété que tu veux régénérer ! Je ne me sens pas assez forte pour m'associer à tes grands projets et me résoudre à vivre dans cette UN MARI. 209 Eiin)ju' où je nt; serais jamais qu'une paria. — Ali! malheureuse et faible fenmie, s'écria Méphis tout en pleurs , tu viens d'assassiner celui qui ne vit plus que pour toi ! — Mon Dieu , pardonne-moi , mais je pré- fère la mort à la douleur de ne pouvoir avouer tout haut l'amour que j'ai pour lui! Méphis sentit toute la portée de cette ex- clamation, il comprit que Maréquita ne l'ai- mait pas assez pour lui sacrifier l'opinion du monde; — si elle eût été libre, elle l'aurait pris pour mari; étant liés l'un et l'autre, la consécration sociale était impossible! elle ne pouvait se résoudre à porter le titre flétrissant de maîtresse! Il sortit du salon comme un fou , le malheu- reux ne pouvait plus respirer. La nuit était belle, l'orage avait rafraîchi le temps, — il se dirige vers le berceau; — que de souvenirs s'attachaient à ce lieu ! — il se jette sur le tapis, le baise avec passion !..; puis pleura. — Oh ! non , non , s'écrie-t-il , je ne puis plus vivre sans cette femme , sans cet ange ! il II. 14 210 MÉpnis. faut qu'elle m'aime, autant que je l'aime...., qu'elle me sacrifie l'opinion du monde, qu'elle ne vive plus que pour moi et par moi ; oui, il le faut, car sans elle, plus d'inspirations, plus d'avenir, plus de gloire, plus de vertu! il faul qu'elle m'aime ; son amour, c'est mon génie ! c'est ma puissance ! Insensé ! je me croyais fort, et je le sens aujourd'hui, si Maréquita se retire de moi, je ne suis plus rien. Nous l'avons vu , Méphis était capable des plus grandes résolutions et de la constance la plus opiniâtre; pour atteindre son but, il ne reculait devant rien. Les terreurs mêmes de Maréquita étaient trop empreintes d'amour pour qu'il ne vît pas , avec sa pénétration ordinaire, que le seul moyen qui lui restait afin d'augmenter la passion de son amante était de lui offrir l'occasion de se dévouer , sachant que le dévouement à l'individu était l'héroïsme de la femme de l'époque actuelle, et que la vie prendrait un autre aspect pour Maréquita, lorsque l'existence de son amant dépendrait des actes de son amour. his voyait juste, et cette soif à se dé- UN MARI. 21 1 vouer en entier, ce besoin de faire d'immenses sacrifices à l'être qu'elles aiment, n'est pas rare parmi les femmes : comme si elles sen- taient l'impuissance d'exprimer autrement les sentiments dont leur ame déborde; comme si, vouées au culte de la douleur, elles étaient destinées sur cette terre à consoler l'infor- tune, à verser des larmes pour toutes les souf- frances. La situation de ses affaires offrait à Mé- phis un moyen terrible de se mettre dans un état à avoir besoin de tout ce que l'amour a de grandiose dans le dévouement; il lui était facile de laisser considérer la faillite qu'il ne pouvait éviter, comme frauduleuse, et de se faire condamner à cinq années de bagne , sans que pour cela il fût nécessaire de commettre la moindre fraude ; il lui suffisait de cacher ses livres ou sa personne , car la loi française suppose, jusqu'à preuve contraire, que le négociant qui ne paie pas est un fri- pon. — C'était offrir au courage , à l'amour, à l'élévation d'ame de Maréquita , une occasion terrible de montrer son dévouement. — Aban- 212 MÉpms. donner son nom à l'opprobre , pour sauver son amant et vivre avec lui dans le bannis- sement , était certes l'acte d'abnégation le plus sublime qu'on pût imaginer. — Oui, mais si Maréquita n'avait pas la force d'affron- ter la réprobation du monde , Méphis était perdu ! . . . — -il n'hésitepas ; — la femme actuelle est trop grande pour manquer à son amant, lorsqu'il ne lui demandera que de se dévouer, — d'ailleurs c'est la seule chance de se con- server Maréquita, et ces trois jours d'amour ont été aussi pour Méphis une révélation ; — sans elle , il n'a plus de force pour lutter j avec elle, il est invincible , les obstacles s'abaissent; il ne doute nullement que Maréquita n'em- ploie tout son crédit et sa fortune pour le faire échapper de prison, et, rassuré par cette pen- sée , il attend avec calme le moment de son arrestation. LA COiXDAMlXATION, « Ainsi tout allait se consommer ! La lutte d'un seul homme contre une civilisation avait fini par la défaite de rhomnie ; et cette civilisation lui imputait à crime de n'avoir pas triomphé d'elle. » (HiPPOLYTE Ravnal, MalheuT et Poésie.) xr. Revenu à Paris, lVlëj)his fait courir sourde- ment mille bruits calomnieux sur son propre compte. Bientôt il se voit assiégé de tous les côtés; sa femme a présenté une demande en sé- paration de corps et de biens, motivée sur la mauvaise conduite du mari et la position de ses affaires. Son ami, le ricbe Hollandais de Rotter- dam , instruit par les menées de Castelli que Mépliisétait l'amant de Maréquita, est furieux d'avoir été joué par lui , il l'attaque en resti- tution d'un dépôt de 80,000 francs, que Mé- pbis ne peut représenter qu'en marcbandises; 216 MÉriiis. — alors tous ses créanciers tombent sur lui, — une plainte est portée, — il est arrêté. Maréquita reçoit de lui ce billet : Chère amie, je viens d'être arrêté; — le cas est {jrave; — et quoique innocent du fait dont on m'ac- cuse, peut-être vais-je être flétri pour jamais. — Je sup- porterai celte dernière épreuve avec courage, patience et résignation , si vous voulez me promettre de me rester — au moins jusqu'au jour où les boinmes pro- nonceront sur moi. A cette lecture, Maréquita, brisée par la douleur, ne songe plus à mourir; — son amant a besoin (rdlel — elle oublie tout; — que lui importent le monde et ses formidables préjugés! Elle va à la préfecture de police, demande un permis pour aller voir le prisonnier, et passe trois fois par semaine quatre ou cinq heures dans le parloir de la Conciergerie à causer avec son amant de la manière la plus incom- mode. Resté seul, Méphis se disait : — voilà bien la femme telle que notre civilisation l'a faite! incapable d'aider l'homme dans ses travaux, I.A CONDAMNATION. '217 (le concourir à l'exécution de ses projets d'a- mélioration, ne prévoyant jamais les maux, ne cherchant point à les éviter; mais, en re- vanche, qu'elle est grande sous les coups de l'adversité! quelle complète abnégation le malheur ne révèle-t-il pas en elle! Maréquita a refusé de me suivre en pays étrangers, où sous d'au! res noms nous eussions pu vivre ho- norés, aimés et heureux, et maintenant que le mal est fait, elle vient ici s'exposer aux regards curieux, aux propos de la méchanceté, bra- vant les suppositions et les calomnies de toute espèce; maintenant qu'elle sent m^ètre néces- cessaire, que mon ame a besoin de l'appui de la sienne, elle m'aime, ne recule devant rien, et se sacrifie avec élan; comme si, lorsque j'étais dans la société tourmenté et malheureux, ces témoignages de son amour ne m'eussent pas été plus utiles que dans cette prison, où je suis privé de tout moyen d'agir. Oh ! femmes ! femmes ! c'est votre fausse éducation qui vous perd et cause tous nos maux ! Méphis attendit près de trois mois son lour d'être jugé; enfin ce jour arriva. — Oh! ((ucllc 218 MÙFIIIS. Icrrible anxicJé poiii- Maivquila! comme la nuit qui le précéda fui pour elle pleine d'horribles visions, de délirantes images! — Tantôt elle voyait son amant, le seul homme auquel elle eût jamais appartenu, devenir un misérable forçat , un être à jamais flétri , rayé de la société! A cette vue, la malheureuse poussait des cris déchirants et demandait grâce ! grâce ! — Puis à ce cauchemar affreux succédait un rêve suave, enchanteur; Méphis avait été acquitté! — Au sortir du tribunal, elle le prenait dans sa voiture, et des chevaux de poste vifs, fringants, les portaient à Belle- Fontaine, la charmante retraite, témoin de leurs amours ! Les débats duraient depuis dix jours; il semblait qu'une main infernale et occulte avait le pouvoir d'embrouiller les affaires de Méphis, de manière à faire peser sur lui les plus odieux soupçons. — Il était neuf heures du matin, et Maréquita, horriblement fatiguée, se rendait à sa place accoutumée, lorsque le procureur du roi, soutenant l'accu- sation, prit des conclusions foudroyantes contre LA CONDAMNATION. 210 raecusé. — Les peitcs que Méphis avait es- suyées dans la contrebande figuraient sur ses livres, mais elles n'étaient pas de nature à être suffisamment prouvées , parce que ces opé- rations, faites avec secret, ne laissent aucune trace après elles. — De plus, il avait appliqué à ses propres affaires le produit de marchan- dises reçues en consignation. — Ces sortes de choses arrivent tous les jours, cependant il y avait là plus qu'il n'en fallait pour motiver une condamnation. — Nous le demandons, quel est, hors du cercle commercial, l'individu qui serait en état de justifier à ses créanciers de l'emploi de sa fortune, ou qui serait envoyé aux galères pour l'avoir mangée en débauches^ ou perdue en spéculations? Mais telle est l'élas- ticité du code impérial, qu'il n'est pas de négo- ciant failli qu'avec un peu de bonne volonté on ne pût faire périr dans un bagne. L'avocat de l'accusé réplique, puis le prési- dent résume l'affaire et pose neuf questions au jury. — Il était cinq heures lorsque les jurés se retirèrent dans la chambre des délibérations, et ils n'en sortirent qu'à onze heures du soir. 220 MÉPuis. — Méphis est déclaré coupable sur cinq (jucs- tions, mais à la simple majorité d'une voix j — la cour doit en délibérer. La fatigue, l'irritation causées par ces longs débats ont porté à son comble l'exaltation de Maréquita, son anxiété ressemblait à de la dé- mence ; — enfin la cour rentre en séance ; — tous les assistants se lèvent. — Maréquita de- bout, la bouche ouverte, les yeux fixés sur le président qui lit l'arrêt, retient sa respiration, quand tout à coup elle tombe comme morte. Le président avait dit : — à sept ans de tra- vaux forcés et à une heure d'exposition. LE CACHOT. a Oulrage-moi, raille-moi, accable-moi! mais viens , viens, hàtons-nous; c'est pour demain, ledis-je. C'est horrible! te voir marcher dans ce tombereau ! » (Notre-JDame-de-Paris ^ Victor Hugo.) XII. Les arbres avaient perdu leurs feuilles, la neige couvrait la terre; la nature, enveloppée dans son linceul , paraissait frappée de mort : tout était silencieux. — Comme minuit son- nait à l'horloge de Bicétre, Méphis entend ouvrir la porte de son cachot. — < Le malheu- reux, blotti sur son grabat, tenait ses pieds avec ses mains pour les réchauffer ; il avait la tête appuyée sur ses genoux, et, sur le dos, une sale et vieille couverture. — Le cachot était assez grand , mais entièrement sombre et très humide. — Au bruit que fait la porte, Méphis 224 MLIMIIS. lève la tête : — Eh ! quoi, tlt^à?.. . vous m'avez dit , Robert , qu'on ne commencerait quà quatre lieures, — Monsieur , répondit le geôlier avec plus de respect que de coutume, c'est une visite, — un prêtre qui désire vous parler; — j'ap- porte une chaise pour lui, et une bonne chauf- ferette où vous pourrez vous chaufifer les pieds. Au même instant, un homme enveloppé d'un large manteau entra. — Sa figure était entièrement cachée par un grand chapeau à larges bords rabattus; il prit la lanterne des mains du geôlier, et lui fit signe de sortir. — Qui êtes-vous, lui dit Méphis, et qui vous envoie vers moi ? — Je suis le seul homme, très probable- ment, qui ait su apprécier ce que vous valez; — et c'est mon amitié pour vous qui m'amène à cette heure de péril, afin de vous sauver. En cet instant, la figure du prisonnier, qui était pâle , amaigrie , et tirée par la souffrance physique, s'anima tout à coup; ses yeux lan- cèrent des éclairs, son front se plissa, ses narines se gonflèrent, et l'expression de sa LE CACHOT. 225 bouclic devint menaçante et terrible. — Misé- rable! s'écria-t-il d'une voix tonnante, ta pré- sence en ce lieu , à cette heure , me révèle l'ennemi secret contre lequel j'avais à combat- tre.— Et, sautant en bas de son lit, d'un revers de main il jette à bas le chapeau du prêtre, lui approche la lanterne près de la figure, et lui dit en le regardant en face : — Xavier ! sais-tu bien que tu es en mou pouvoir ici? As-tu oublié que cette main est assez vigoureuse pour te briser le crâne?... que ces bras ne sont pas tellement enchaînés qu'ils ne puissent encore t'étouffer comme un reptile venimeux ? . . . Xavier soutient son regard , ne change pas de couleur , et lui dit avec un son de voix qui annonce un calme parfait : ' — Monsieur Lysberry, sachez que de ma vie je n'ai commis une seule impiudence, et si je suis venu vous trouver dans ce cachot , c'est que j'étais certain , très certain , que vous ne m'assassineriez pas. — Oh! mon Dieu, s'écrie le prolétaire, je suis perdu ! il sait que j'aime Maréquita. II. 15 1S!6 MÉpnis. — Oui, je le sais; c'est pourquoi je suis venu en toute confiance. IVÏëphis pose la lanterne à terre , et retombe Sur son lit comme anéanti. — Prêtre, dit-il d'une voix qui annonçait une profonde tristesse , tu es plus fort que l'enfant du peuple, parce que ton ame est inaccessible à tous les sentiments du cœur ; tu n'as besoin ni d'amante, ni d'épouse, ni de fils; tu ne vis que pour toi et avec toi. — Prê- tre, ton égoïsme te rend plus fort que l'enfant du peuple. — Eh bien! John, puisque vous reconnaissez enfin cette vérité , il est encore temps de vous sauver : maiiez-vous à l'Église et vous devien- drez fort, car vous serez délivié de tous ces sentiments du cœur qui perdent l'enfant du monde, et que le prêtre étouffe et méprise. — Très bien ! Xavier, vous connaissez votre métier... Et c'est pour me proposer cette al- liance que vous avez bravé les frimas, affronté les regards du geôlier? Il paraît que votre vierge, la sainte Église, tient beaucoup à un fiancé tel que moi ! LE CACHOT. 227 — Écoute, dit Xavier en s'.Tpprochant pour lui prendre la main , nous n'avons pas de temps à perdre; — je viens ici pour te sauver. — Veux-tu renoncer à cette femme qui te trompe, à tes projets qui ne sont que des en- fantillages? car tu ne pourras pas plus remuer le monde que je ne pourrais niveler les mon- tagnes avec les plaines. — Veux-tu nous ser- vir avec tes talents, ton énergie, ta persévé- rance? — Choisis entre le bagjie et nous. — D'un côté , tu as tous les maux d'un infâme esclavage, la honte, la douleur et le déses- poir; de l'autre, tu as fortune, honneurs, pouvoir et jouissances de toute espèce... : en- fant, songe un instant avant de me répondre. Il tira sa montre. ' — Dans ce moment on allume le feu pour forger les fers des forçats , et dans trois heures on te conduira dans la cour pour te les river au cou, aux mains, aux pieds, et t'enchainer à cette chaîne d'infamie qui ravale l'homme au niveau de la béte féroce. — Ah î John , songes-y, c'est horrible!!! — Xavier , je comprends l'Évangile mieux 228 MÉPHIS. que vous. — L'iionime ne saurait être liumilié par l'homme;; il dépend de Dieu seul : Dieu seul peut l'abaisser ou l'élever. — Eh bien ! soit ; — mais tu seras dégradé aux yeux du monde et à jamais séparé de lui. — (( Je ne suis pas de ce monde, a dit le Christ , et mon royaume n'est pas de ce monde. » — Xavier! le Christ, sur cette terre, était l'enfant du peuple; il en guérissait les maux, faisait parler les douleurs, et annon- çait la loi divine aux prêtres et aux puissants; — et les prêtres et les puissants le cruci- fièrent. — L'heure nous presse! au nom du ciel décide-toi ! je puis t'emmener à l'instant même... John, tu ne sais pas combien j'ai fait de démarches, et jusqu'à quel point j'ai usé de mon crédit pour arriver jusqu'ici. — C'est dans mon château que tu viendras réta- blir ta santé ; — de là , je te conduirai à Rome. — John ! viens , viens. . . Méphis le regarda avec une sérénité qui n'a rien de ce monde. — Xavier, vous êtes le démon sous l'incar- I.E CACHOT. 229 nalioli (lu prèdo, coinino je suis l'agneau, la victime dévouée, sous l'incarnation du prolé- taire! — à chacun sa tâche. — John, Jolin, la fièvre t' égare; il faut que je parte; — que vais-jc dire à ceux qui m'ont envoyé? — Allez leur dire que vous avez ordonné de forger les fers qui doivent enchaincr les mains du pauvre prolétaire. LA CHAINE DES FORÇATS. « Les supplices inventés pour le bien de la société devraient donc être utiles à la société; et l'échafaud n'est avantageux qu'au bourreau que l'on paie pour y couper une tète d'homme.» (Frédéric Degeorge.) Xlll. La douleur esl la condition obligée des pro- grès de noire ame, et c'est parce qu'aux femmes a été départie la plus grande somme de dou- leurs, qu'elles sont les premiers mobiles du progrés intellectuel. Mais, hélas ! il y a dans la destinée de certaines femmes des moments d'auffoisses incommensurables ! C'est Marie Stuart , gémissant vingt ans dans une prison; — Jeanne Gray, portant sa tète royale sur le ])illol; — Jeanne d'Arc, brùlanl sur le bûcher; — madame de la Val- liére, luHant entre son Dieu et son royal 234 MÉPHIS. amant; — Maiic-Anioinette, accusée d'avoir débauché son fils... ; — Charlotte Corday, marchant à la guillotine; — Joséphine, chas- sée de la couche impériale pour la céder à une autre; — madame de la Vallette, prenant la place de son mari et craignant de ne pouvoir réussir à le sauver. — Oh ! dans la vie de cer- taines femmes, il y a des angoisses incom- mensurables! C'est ainsi qu'en renfermait la vie que la pauvre Maréquita avait à subir; — quelles tortures n'avait-elle pas souffertes , le jour où elle se maria avec le chevalier d'Hazcal ; — la nuit qu'elle passa avec le duc de V ; — à la scène qu'Olivera lui fit à Naples ; — et enfin, dés l'instant où l'horrible vision dont nous avons parlé s'était emparée de son cerveau, l'infortunée avait été en proie à tous les genres de tourments! — Oh! cependant quelques gouttes restaient encore au fond du calice qui lui était réservé — La douleur et les cruelles anxiétés eussent enveloppé d'épaisses vapeurs le souvenir des trois jours passés à Belle-Fontaine, si un gage LA CHAINE DES I0R<,;ATS. 235 dont elle eù( élé lieuivuse dans toute au tir po- sition, mais funeste dans celle où elle se trou- vait, ne lui avait rappelé que trop ces moments d'ivresse, desquels ('talent résultés tant de malheurs. . . , tant de larmes ! . . . Maréquita était enceinte de prés de sept mois ; — chaque fois que l'infortunée sentait son enfant remuer dans son sein, elle poussait le cri de détresse : — Méphis ! Méphis ! où cs-tu? oh ! ils t'au- ront tué avant que tu ne puisses embrasser ton enfant! — Et moi, pauvre mère, — qui m'assistera à l'heure de ma délivrance! Ah ! la croix était lourde ! mais Dieu pèse à chacun son fardeau, et il avait donné à cette femme force et courage. Elle ne sent pas la souffrance physique. — Albert, depuis l'arrestation de Méphis, était devenu son confident, son conseil, son seul appui; il est près d'elle, il comprend sa dou- leur, la partage, et se multiplie pour la servir, la soigner et l'animer. — Quoique l'or ait été prodigué, elle n'a pu parvenir à faire évader Méphis; cependant Albert a la certitude ([u'il 236 MÉPHIS. pourra s'échapper pendant le trajet de Bkètre à Toulon. Par un beau froid de janvier 1832, les paysans des alentours du village de P , que traverse la route de Toulon, étaient venus vendre leurs denrées au marché. — Il y avait grande foule rassemblée sur la place, tout ce monde parlait à la fois; — les hommes mon- traient un air content, les femmes étaient tristes; plusieurs avaient les yeux remplis de larmes ; — les enfants, au risque d'être piétines ou étouffés, se glissaient au travers de la foule, afin d'être au premier rang. — Quel spectacle attrayant offrait donc la grande place du vil- lage de P ? — Oh ! un spectacle révoltant pour quelques-uns, auquel d'autres éprouvent une barbare joie, et pour tous plein d'émo- tions : — la chaîne des forçats stationnait sur cette place; — l'escorte se rafraichissait, les condamnés subissaient une centième expo- sition, en attendant qu'ils reprissent leur route pour le bagne. — Ils étaient vingt-sept, pres- que tous, par une rencontre bizarre, de petite LA CHAINE DKS FOUÇATS. 237 taille; cl d'une laideur remarquable. — î\Iéj)liis avait été accouplé avec le plus ignoble de la I)ande; c'était un homme d'une cinquantaine d'années, et qui retournait au bagne pour la huitième fois ! Le misérable ressemblait plus à un crapaud qu'à un être de notre nature ; — il avait une tête d'idiot, de gros yeux de bœuf, un nez épaté, des lèvres béantes et ba- veuses, les joues pendantes, un énorme ventre sous lequel disparaissaient ses toutes petites jambes et ses larges pieds ; le tout faisait un ensemble des plus dégoûtants ! — Le langage de cet individu répondait à la sale monstruosité de sa personne; il affectait une grande gaîté, accostait les passants, faisait rougir les femmes par ses propos grossiers et intimidait les plus effrontées. Quoique Méphis fût d'une beauté à n'avoir pas besoin de contraste pour ressortir, néan- moins il n'avait jamais paru aussi beau que de- puis qu'il était accouplé à l'être immonde qui devait lui servir de compagnon pendant sept ans! — Méphis avait laissé croître sa barbe. 238 MÉpiiis. elle descendait sur sa poitrine, et ses che- veux aussi tombaient en longues boucles sur ses épaules; sa figure avait l'expression que les grands maîtres ont donnée à celle de Jésus- Christ portant sa croix ; — ses membres étaient affaissés, et leur abattement dénotait une souffrance physique portée à son comble; — ses mains étaient si maigres , sa pâleur d'une teinte si livide, ses lèvres si bleues, que pendant qu'il tenait les yeux baissés on eût cru qu'il était mort; — mais lors- qu'il les élevait vers le ciel, une résignation angélique mêlée de joie s'y laissait lire, et les fixait-il sur le peuple, c'était avec tant de calme et de dignité dans le regard, que tous les assistants se sentaient pénétrés pour lui> à leur insu, d'un respect et même d'une vé- nération superstitieuse. — Oh ! regardez donc, ma mère, disait une belle jeune fille, en voici un avec sa longue barbe qu'on dirait être notre Seigneur Jésus- Christ, tel qu'il est dans notre église. — Je l'ai vu, dit la mère : pauvre jeune LA <:iIAIi\t: UES FORV'VTS. 239 iionimo! comme il est maigre, comme il a froid! — Bon Dieu, ajouta-t-elle, il est peut- être innocent î . . . — Bah î reprit un meunier, ceux-là parais- sent toujours les plus timides qui sont les plus scélérats. — Cela se peut, dit un ancien militaire, mais il n'en est pas moins inhumain d'avoir attaché un aussi bel homme à un gros porc comme ce misérable qui lui tire la chaîne ex- prés pour lui faire baisser la tête. — On aurait mieux fait de la lui couper, dit un jeune garçon, c'est une horreur que de faire souffrir à des hommes un pareil sup- plice! Pourquoi ne les tucnl-ils pas tout de suite, puisqu'ils en ont le droit ? - — Non, non, s'écrièrent plusieurs liomnies, il faut des exemples à la société ! — Oui, cela nous empêche bien, en effet, d'être volés. En ce moment un homme qui vendait des cigares s'approcha de Méphis et lui parla en anglais. Un sourire imperceptible erra sur les lèvres de celui-ci ; mais , comme il tenait 240 MKPIIIS. ses yeux baissés sur les cigares, on ne put lire ce qui se passait dans son ame. — Après avoir causé quelques minutes avec le marchand, il battit son briquet et se mit à fumer en regar- dant du côté de l'auberge de la poste. Maréquita, arrivée pendant la nuit, est dans cette auberge, — debout devant la croisée dont les persiennes sont fermées; — c'est elle qui lui a dépêché le marchand de cigares ; — elle lui a fait dire de souffrir avec patience : encore deux ou trois jours, et il sera délivré — Maréquita a acheté ce marchand de cigares au poids de l'or; — Albert ne pouvait pas paraî- tre ostensiblement s'intéresser à Méphis, quoi- qu'il eût traité avec ceux qui doivent le déli- vrer.— Les conducteurs des galériens veulent éviter avec le plus grand soin de provoquer les soupçons, afin que la fuite du condamné soit attribuée à la négligence et non à aucune con- nivence ; car , dans ce cas , ils perdraient leurs places et seraient sévèrement punis. — Il avait donc fallu un homme pour aider Albert et agir dans les circonstances où celui-ci ne pourrait pas se montrer. LA CHAINE DKS l'ORÇATS. 24 1 Albert connaissait un Irlandais depuis long- temps; il le crut un homme sûr et le proposa en toute confiance à Maréquita. — Wilderness, c'était son nom, reçut une forte somme de madame d'Alvarez, et lui promit en échange activité et dévouement. Enfin , après une pose de deux longues heures au moins, la chaîne se remet en marche avec trois gendarmes en tête, quatre par côté et cinq derrière. II. IG LE PRETRE. 7. Hypocrites , Isaïe a bien prophétisé de vous quand iïa dit: 8. Ce peuple m'honore des lèvres; mais son cœur est loin de moi ; 19. Car c'est du cœur que partent tes mauvaises pensées , les meurtres , les adultères , les fornications , les larcins , lefs faux témoignages, les blasphèmes et les médisances ; 20. Ce sont là les choses qui rendent l'homme impur; mais de manger sans avoir lavé ses mains , ce n'est point ce qui rend t'horarae impur. (Le Christ , Évangile selon Matthieu.) XIV. Oh! mon Dieu! pourquoi permets-tu que tes enfants s'entre-déchirent comme des bétes féroces? Pourquoi permets-tu que la haine ronge leurs cœurs ; leur fasse concevoir des pensées de vengeance ; tuer le frère qu'ils devaient aimer? — Mais , hélas! que sommes- nous? Que savons-nous , faibles et ignorantes créatures , pour interroger ou blâmer la vo- lonté du Créateur ? Peut-il se tromper ? Tout ce qui subsiste n'a-t-il pas sa raison d'être? et parce que cette raison ne nous a pas été révélée, pouvons-nous la mettre 2-16 MÉpnis. Cil doute? — Connaissons-nous uoirc des- tination, pour juger si l'organisation physique et morale de l'homme est bonne ou mau- vaise ? — La haine et l'affection , la violence et la justice , la souffrance et la joie ne sont-elles pas des ressorts d'un instrument organisé à notre insu, et le grand ordon- nateur n'est-il pas seul apte à en apprécier le degré de bonté, puisque lui seul en con- naît l'usage? Le prêtre, dressé à l'obéissance et à com- primer ses passions , élevé dans l'unique but d'imposer la pensée de l'église ; habitué à ne considérer en dehors du sacerdoce que des ennemis ou des esclaves ; le prêtre , dans le cœur duquel toute affection a été détruite, pour y faire croître l'amour de la domination; le prêtre est sans pitié ! — Sa haine est la plus implacable de toutes les haines! Et c'est le cruciffx à la main, c'est au nom de Dieu (ju'il venge ses injures personnelles. Oui, dit Xavier, en sortant du cachot de Méphis, oui, orgueilleux prolétaire, je vais or- donner (lu'on livc tes fers. — Quelle insolence 1,1, PHIiTRi: 247 dans sa misère ! quelle (éinêiité de braver un homme comme moi! — Insensé! ne sais-tu donc pas que je tiens en main les fds de ton existence? — Oh! prolétaire, rassemble ton courage, tu vas savoir si tu peux te jouer impunément de moi ! tu vas savoir ce que c'est qu'un prêtre ! ! ! Le même pouvoir qui l'avait fait entrer, de nuit, dans le cachot de Méphis, lui fait or- donner d'attacher ce prisonnier au plus incommode et au plus méchant de la bande; de lui faire subir les plus mauvais traitements qu'on puisse se permettre. — Et sur la parole du prêtre, Méphis est noté. Xavier se jette dans sa voiture, et pendant le chemin il réfléchit , avec effroi , à la ré- ' sistance opiniâtre que certains hommes op- posent aux régies ëtahlies : — sa mémoire lui retrace les annales des peuples : il voit ces hommes être constamment les premiers mo- teurs des luttes entre le pouvoir et le ])euple; luttes sans cesse renouvelées dans tous les temps et dans tous les pays. Xavier remarque qu'en définitive, le peuple, soit qu'il fiît com- 248 MÉPHIS. posé d'esclaves, de serfs, de prolétaires ou de bourgeois, réussit toujours à faire abroger la loi ou à renverser le pouvoir dont le joug pèse sur lui. — A cette pensée, Xavier, trem- blant de rage , pense qu'on est beaucoup trop indulgent envers cette canaille de factieux et de frondeurs, et qu'on y devrait procéder ainsi que le fit l'Espagne à l'époque de la réformation ; ainsi que l'a fait Ferdinand VII envers les Riégo et les autres apôtres de la liberté. — - Et Xavier, exalté par la crainte, ne rêve plus que l'établissement de Bastilles et d'inquisitions politiques et religieuses. Arrivé à son hôtel, son vieux valet de chambre, qui use d'un ton familier avec son bon maître , lui demande s'il a été assez heu- reux pour amener le coupable au repentir? — Hélas ! mon cher Jérôme , Dieu m'a refusé cette grâce ; le criminel , sourd à ma voix, est resté dans l'impénitence. — Ah! Monsieur, que de piété, de sainteté dans votre ministère ! — d'aller avec ce temps- ci par la neige et la glace jusqu'au fond des m: TRÈTRIi:. 249 cachols j)()iii convertir cl consoloi- les pé- cheurs ! — Bon Jérôme, comme tu comprends bien les paroles de Notre-Seigneur! — Oui , sans doute, notre ministère est saint; mais crois- tu que notre cœur n'est pas abreuvé de dou- leur, lorsque tous nos elïorts sont vains, et que le pécheur endurci oppose à notre zèle apostolique son opiniâtreté à rester dans le crime ? — Cher maitre, ne vous affligez pas de la sorte, Dieu est là pour nous juger tous en dernier ressort. Xavier regarde son bon homme de valet de chambre avec un sourire de mépris : — Voilà bien, pense-t-il , le type du vrai croyant ! Jérôme annonce que le lit est bassiné ; — Xavier se couche , et aussitôt son domestique lui porte une coupe en vermeil, remplie d'un vin chaud, que des aromates assaisonnent; puis le saint prêtre , mollement couvert , s'é- tend dans ses draps parfumés et s'endort pro-- fondement. L ANXIETE. Quand vous voyez un homme conduit en prison ou au sup- plice , ne vous pressez pas de dire : Celui-là est un homme méchant qui a commis un crime (jonlre les hommes : Car peut-être est-ce un homme de bien qui a voulu servir les hommes et qui en est puni par leurs oppresseurs. (M. DE LA MeiNnais, poToles d'un croyant. ) XV. Méphis est libre ! — l'or de Maréquita a rompu ses chaînes; il a quitté l'habit de galé- rien et endossé un habit semblable à celui que portent les propriétaires de campagne pour chasser dans l'hiver. — Il s'est rasé, a coupé ses cheveux , et n'est plus reconnaissable ; — il monte un superbe cheval alezan, Albert marche à côté de lui ; Wilderness , en livrée de domestique, les suit. — A cent pas derrière vient une chaise dans laquelle est Maréquita. Le soleil commence abaisser; le froid re- double d'intensité : — les chevaux s'abattent •254 Miii'ius. à clia({nc instant; Maréquita osl au supplice! — Méphis est plein de confiance ! il est aimé , il est heureux ; — encore deux heures de mar- che , et ils auront passé la frontière; l'avenir se dessine en beau devant lui. — Il est muni d'un passeport; l'or a aplani tous obstacles. — Cependant Albert garde un morne silence , son inquiétude augmente à iiiesure qu'ils s'approchent du moment où ils seront à l'a- bri de tout danger. — Je suis inquiet de Maréquita , dit Méphis; je crains que nous ne soyons trop en avance sur elle, et s'il lui arrivait quelque accident, nous ne lui serions d'aucun secours. — Hé bien, dit Albert, que Wilderness re- tourne auprès d'elle; il viendra nous dire comment elle se trouve; — son cheval est bon, et dans deux ou trois temps de galop il nous aura rejoints. Wilderness part. Mais il n'a pas fait deux cents pas, qu'il rencontre un postillon courant à tKAUK, Macbeth à l'ombre de lianquo.) XVIIf La nuit étendait son voile funèbre sur notre hémisphère, les vents rugissaient avec furie, les nuages couraient avec vitesse , et Feau s'arrêtait glacée dans les rivières. Phis de quatre heures s'étaient écoulées de- puis que te cadavre de Méphis avait été trans- porté au village. — Le lieu de cette scène était sauvage : une forêt d'un côté , des roches à pic de l'autre , et une carrière dans le fond. — Après que la foule des villageois se fut retirée, deux hommes restèrent seuls dans ce lieu : — le marquis de Torepa et Wilderness. II. 18 274 MÉPiiis. Tous deux étaient comme fascinés par cette mare de sang... Wilderness, toujours à genoux, la tête po- sée sur la neige , ne s'aperçoit pas de la pré- sence du marquis. — Le malheureux, en se laissant corrompre, avait été plus faible que vicieux; et maintenant, à la vue des résultats de sa bassesse, les remords égarent sa raison. — Le marquis éprouve plus que des re- mords... : c'est un de ces immenses désespoirs qui transforment la vie de l'homme , comme les cataclysmes bouleversent la vie terrestre. Le marquis, enveloppé dans un grand man- teau, est assis à la même place où Maréquita s'était agenouillée; il regarde, d'un œil sec et étincelant, le noir sillon que tracent sur la neige les caillots du sang de l'homme qu'il a fait assassiner. — Cette vue , tout horrible , tout épouvantable qu'elle est, semble purifier son ame et racheter son péché ; l'odeur de ce sang avait un pouvoir magique : — elle péné- trait dans son cerveau , et rompait un à un tous les fds de son ancienne existence. — Le vieil homme disparaissait : un être nouveau LE SPRCTKR. 275 prenait possession de son enveloppe, — Le mai'Cjuis sentit pour la première fois l'inefliible béatitude qui résulte d'une grande douleur; — il reconnut en lui le sentiment religieux , son ame s'élança vers Dieu, et sa bouche jeta au monde un rire de pitié et de dédain. L'exclamation du marquis vibra aux oreilles de Wilderness ; celui-ci redressa la tète , et se trouvant en face d'un homme à la figure pâle, aux yeux brillants, et vêtu de noir, crut re- connaître l'ombre de Méphis lui montrant du doigt la mare de son sang. — Grâce ! grâce ! s'écrie Wilderness ; mon- sieur Lysberry, ce n'est pas moi ; — je ne suis pas le coupable, Dieu sait que j'ai tout fait pour vous sauver; — le coupable, celui qui vé- ritablement vous a assassiné, c'est le marquis de Torepa! Que votre sang retombe sur sa tête! Grâce! grâce!!! Le marquis, saisi d'une invincible frayeui', pousse un cri lamentable et tombe évanoui. Ce cri, poussé à cette heure, dans ce lieu , achève de troubler la raison du malheureux Wilderness; — une terreur superstitieuse 276 MÉpnis. s'empare de son esprit, — il court comme art insensé, répète à tous que c'est lui qui a as- sassiné M. Lysberry, qu'il vient de le voir au lien même où il est tombé, — qu'il le poursuit en poussant des cris lamentables , et qu'il a voulu lui faire boire son sang! Le lendemain , lorsque la fdle de l'auberge laissa tomber son seau dans le puits, elle le sentit rebondir et elle aperçut, à la surface de l'eau , la tête d'un homme : — c'était celle de Wilderness. LA MORT. La mort n'est pas une cessation de vie pour l'homme, mais un simple changement de manière d'être, un passage du plus ou moins de perfection, et d'un monde grossier, terrestre et matériel, altérable dans toutes les parties, à un monde spiri- tuel, analogue à son essence, à la substance inaltérable et par là immortelle , par laquelle il est vraiment homme : c'est ainsi que dans l'Écriture la mort doit s'entendre de la résur- rection. (Swedenborg.) XIX. Qu'est notre globe reladvement à l'univers? — que sommes-nous relativement à la terre ? L'homme s'agite dans sa fourmilière; — les nations disparaissent; la terre est au loin jon- chée de ruines, — et le temps, impassible, pour- suit sa marche; — nous en ignorons le but; — nous voyons une succession de faits, s'enchai- nant les uns aux autres comme une suite de raisonnements mathématiques; — le mouve- ment progressif partout , la mort nulle part. — Ah! nous ne savons rien, — la foi en Dieu est notre seul refuse. 280 MÉPiiis. La belle saison est revenue, — les blés sont mûrs, — les roses, les orangers embaument l'air ; — une brise tiède agite le feuillage, le ciel est pur, la mer calme, et des milliers de petits plis se déroulent lentement à sa sur- face. Au bord de la mer, en vue des lies d'Hyéres, sous un vaste berceau de chèvrefeuille et de jasmin, Maréquita , languissante, est étendue sur un sopha ; environné de plantations de cèdres et de citronniers, le berceau est paré des fleurs suaves de Provence. — Le fidèle Albert est auprès de son amie ; il peint un coucher du soleil, tandis qu'une jeune et fraîche nourrice allaite un enfant à la peau blanche , au teint animé, dont la force remarquable et la folle gaîté annoncent une santé excellente : cet enfant, qui peut avoir six mois,— est la fille de Méphis. — Mais qu'est devenue sa belle amante? quels changements se sont opérés en Maré- quita? elle est méconnaissable ! Quelle ef- froyable maigreur ! quelle pâleur mortelle ! Ses yeux ternes et plombés n'ont plus de vie! ses lèvres sont blanches ! Ah! comme tout en elle LA MORT. 281 décèle le mal ([iii la dévore! La phlliisie est arrivée au dernier degré. Albert, par intervalles, porte sur son amie des regards où se peignent l'anxiété et la dou- leur.— Maréquita tient ses yeux constamment fixés sur sa fdle ; — la petite quitte parfois le sein de sa nourrice pour sourire à sa mère, avec une expression caressante ; elle semble comprendre qu'elle est tout pour sa pauvre mère ; elle lui tend ses petits bras, lui montre son pied et fait mille petites singeries pour lui plaire. — Le passant s'étonne de l'émotion qu'il éprouve à la vue de cette scène ordinaire de la vie; c'est qu'il n'aperçoit pas l'ombre gigan- tesque du prolétaire , qui , adossé à la monta- gne, tend les bras à sa veuve et semble con- templer , dans sa fdle , la longue suite de malheurs réservés encore à sa race. Après la giort de Méphis , Albert avait fait transporter Maréquita dans une belle mai- son de campagne, située près de Toulon. Il sentait trop bien la douleur de son amie pour chercher à la consoler ; il pleura avec elle , et lui demanda pour toute grâce de ne point 282 MÉriiis se laisser mourir jusqu'à ce (|u'cllc eût donné le jour à l'enfant qu'elle portait. Oh! Al- bcrl connaissait le cœur de la femme; et en suppliant Maréquita de vivre pour conserver la vie à l'enfant qu'elle portait, à l'enfant de son amant, il était bien sûr de l'obtenir. — Elle y consentit et fut même assez bien jus- qu'au moment où elle accoucha. Ses couches furent heureuses, et cependant, à partir de cette époque , on la vit dépérir chaque jour. — Albert voulut faire venir de Paris les meilleurs médecins de la Faculté, Maréquita ne s'y opposa pas ; mais elle lui dit : — Cher ami , la même balle qui a tué Méphis m'a percé le cœur ; je sens que tous les remèdes seront impuissants à me guérir. Les savants docteurs déclarèrent qu'il n'y avait aucun moyen de sauver la malade , et qu'elle mourrait à la chute des feuilles. — Oh ! oui , poiu" certaines femmes , aimer est un besoin , une nécessité non moins indis- pensable à leur existence, que l'air et la nour- riture. — Pour ces êtres , vivre sans affection est une impossibilité, en dehors de leur natiu'c LA MORT. 283 «linicinle el relif^ieusc; et leur aine alors, se sentant trop grande pour la vie malérielle, aspire à ehanger d'enveloppe. Maréquita ne se plaignait jamais ; seule- ment, lorscju'elle regardait sa fille, on voyait ses muscles se contracter, ou ses yeux se rem- plir de larmes ,• — mais pas une parole, pas un geste ne décelaient autrement sa souffrance. Cependant arriva le mois de novembre , et bien que ce mois soit beaucoup moins rigoureux en Provence qu'à Paris , l'état de Maréquita empira à un tel point , que, mal- gré les efforts qu'elle faisait pour cacher son mal à son ami , elle fut obligée de rester cou- chée. — Bientôt elle devint si faible , qu'on ne voulait pas risquer de la transporter dans un autre lit pour la rafraîchir. — Albert sui- vait les progrès du mal avec anxiété; il en souffrait cruellement ; son inquiétude était grandesur les suites qui résulteraient de la mort de son amie, car l'infâme chevalier d'HazcaF pouvait alors venir réclamer la fille de madame d'Alvarez, comme siemie, en prouvant qu'iK était son mari. — Toutefois, Albert n'osaie 2S4 MKpnis. avertir Maréquita de sa fin prochaine. Dans notre ignorance de l'existence qui sui- vra cette vie, nous envisageons la mort avec ef- froi; — nous fermons les yeux sur nos décep- tions passées, et semblons appeler à notre aide les illusions de l'inexpérience , pour attacher nos regrets à ce monde d'un jour ; — c'est pourquoi aussi nous nous laissons aller à la douleur, lorsque la mort, devançant l'heure accoutumée, vient visiter les êtres jeunes, beaux, que Dieu a comblés de ses dons, et que cependant le chagrin tue; — nous devrions nous réjouir de leur prochaine délivrance, en bénir la Providence, cependant nous en sommes révoltés et nous accusons Dieu ; — notre égoïsme pleure le compagnon de chaîne que notre amitié n'a pas le courage de suivre , et plus que jamais nous nous cramponnons à la vie. Au mois de janvier suivant, le temps était triste et sombre j Albert, assis auprès du lit de «on amie, jouait avec la petite qui déjà cou- rait seule. — Maréquita parlait avec calme, souriait à sa fdle et ne paraissait pas souffrir. LA MOUT 285 — Tout à coii|) elle demanda l'heure ; — c|uatre heures et demie. — Oh' Albert, je vais rejoindre Méphis. — Il y a aujourd'hui un an qu'il a pris les de- vants. — Il m'appelle et je quitte la vie. — Mon ami , — servez de père à ma fille , soyez son appui, tenez-lui lieu de famille; — vous trouverez dans mon secrétaire mon testament et. mes instructions. — Ami, jurez-moi que vous observerez fidèlement mes dernières vo- lontés. En achevant ces mots, elle lui serra forte- ment la main , attira sa fille sur sa poitrine, l'embrassa, et exhala son ame en prononçant le nom de Méphis î LESPOIH. Majche au flambeau de respérance- Jusque dans l'ombre du trépas, Assuré que ma providence Ne tend point de piège à tes pas ; Cbafjue aurore la justifie ? L'univers entier s'y confie. (Méditations de Lamartine.) XX. Le plaisir que nous font éprouver un lever du soleil, un beau jour de printemps, la vue des beautés de la création ; l'attrait que les narrations, les peintures ont pour nous, quel- que étrangers que nous soyons aux sujets qu'elles racontent ou représentent; la joie que nous causent les découvertes utiles à l'huma- nité, lors même qu'elles viennent trop tard pour que nous en puissions profiter; tout cela prouve qu'il y a un autre mobile en nous que l'intérêt personnel. — Ce noble mobile ne manque peut-être à aucun indi- II. 19 290 MÉPiiis. vidii, mais il n'est encore que bien faible- ment développé dans Tespèee humaine; les iiommes chez lesquels il domine l'égoïsmc sont des èlres exceptionnels ; ils sont en petit nombre dans l'histoire des peuples! et ceux dont il dirige toutes les actions , comme Socrate, comme le Christ, n'appa- raissent que de loin en loin. — Cependant il y a progrés, les idées collectives prennent de l'empire, l'homme commence à comprendre qu'il n'a d'importance que comme faisanJ partie d'un tout, quoique nos appétits, nos passions exercent toujours sur nous un tyran- nique empire, et que les êtres d'abnégation se sacrifiant au bonheur d'autrui sont encore tellement rares, qu'on a été favorisé de Dieu lorsqu'on en rencontre un dans le cours d'une longue vie. Albert était une de ces rares et belles ex- ceptions; — l'homme capable d'être l'ami d'une jeune femme, sans chercher à devenir son amant, est sans nul doute d'une nature supérieure. Maréquita l'avait nommé, par testament, i/kspoiii. -291 luleiir (le sa lillo; il piit, |)(jur reiiij)lir ces ionctions, connaissance des papiers que son amie avait laissés, et lorsqu'il fut instruit des dernières volontés de madame d'Alvarez , il se décida , sans hésiter , à se consacrer entièrement à l'éducation de sa pupille. Il quitta la France ; et on ne sut dans quel pays il était allé se cacher. — Voici quelques passages d'une lettre qu'il écrivit au duc de Maréquita , par son testament , me nomme tuteur de sa fille et me charge de l'élever conformément au plan qu'elle me trace dans ses dernières volontés ; — mais je ne puis os- tensihlement remplir une aussi sainte mis- sion; — le chevalier d'Hazcal m'en empê- cherait, et bien qu'il fut légalement séparé de madame d'Alvarez , il n'en viendrait pas moins, armé de son titre de mari, m'enlever ma pupille, afin de s'approprier la jouissance de la fortune que la mère a laissée à son enfatit; je n'hésite donc pas à abandonner 292 MÉpiiis. mon pays pour soustraire l'orplieline à des loisdonl l'application aurait sa spoliation pour résultat, et la priverait de l'éducation que sa mère a voulu qu'elle reçût. — Je vais me cacher dans un pays étranger où, à l'abri d'un nom supposé et sous la protection du protes- tantisme , je pourrai élevei- ma fdlc adoptive, ainsi que sa mère l'attend de ma sincère amitié. » Je sais , monsieur le duc, combien vous avez aimé madame d'Alvarez; — quelle peine vous a causée sa mort prématurée , et je ne doute pas que vous n'exauciez la prière qu'elle vous a adressée en quittant cette vie. » Avant de mourir, Maréquita m'a écrit luie longue lettre qui renferme ses instruc- tions; j'en extrais les passages suivants : ils vous feront connaître, si Maréquita ne vous l'a pas appris , dans quel but elle vous sup- plie d'assurer une fortune à sa fdle. » » Albert, la marche de Dieu est cachée. — Les prêtres juifs, les puissants delà terre, firent mettre le Christ en croix , et son sang pro- pagea au loin ses paroles animées d'une l'esi'oik. 293 immortelle vie; depuis dix-liuil siècles, sa doctrine agite le monde. — Ne pouvant l'a- néantir, les oppresseurs l'interprètent; — ils torturent le sens des Évangiles; et des paroles de liberté , de charité et d'amour , font res- sortir l'esclavage , l'égoisme et les odieuses classifications de rangs ; — mais, de temps à autre , retentit la voix formidable du prolé- taire;— c'est le bruit sourd que laisse échap per le Vésuve avant l'éruption. — Albert, rien n'est perdu! — Dans leur haine aveugle, ils ont tué Méphis; sa fille vous reste ! — Élevez-la dans ses principes; que la défense des opprimés soit l'objet de son existence, et le souhait le plus ardent de ma vie sera accompli. — Du céleste séjour, Méphis et moi nous entendrons la voix de cette fille d'Eve appeler des myriades de parias et de pro- létaires à la participation des joies de la vie ; — et nous bénirons Dieu , car les temps seront venus, et les paroles de liberté et d'égalité cesseront d'être de vains sons. » Toute ma vie j'ai été victime des préjugés; si j'en avais secoué le joug, j'aurais vécu heu- SO-I MÉPIIIS. relise avec Mépliis, hors d'atteinte de nos ennemis, et ni lui ni moi ne serions morts; maiS;, grâce au ciel, avant de mourir mes yeux se sont ouverts: — écoutez, Albert, Mëphis m'a légué sa pensée; il faut qu'elle vive en vous, afin que sa fille la fasse connaître au monde. — Le prêtre Xavier croit avoir en- levé à Mépliis ses manuscrits, — il n'en a volé que les premières ébauches; — j'avais en mon pouvoir, avant son arrestation, tout ce que Méphis a écrit, revu, augmenté par lui et mis au net par sa sœur. )) 0 Albert! il y a dans les écrits de cet enfant du peuple le résumé de tous les temps, l'explication de tous les symboles; l'Évangile y est limpide comme la rosée du ciel;, la pen- sée du Christ en entier se dégage de ses voiles. — C'est enfin une loi nouvelle; loi d'amour et d'union , appelée à faire cesser toute kitte entre les hommes; mais ainsi que celle du Christ dont elle est la conséquence, elle n'ob- tiendra ses triomphes que par le sang de ses martyrs. — C'est à cette doctrine de Méphis que je dois d'avoir pu lui survivre ; par elle j'ai i.'kspuir. 295 compris Dieu aiifanl qu'il peul, l'être, et le but (le l'existeuce. Elle a été pour moi la sève uourricière qui fait vivre la jeune [)lan(e; mais le géaut de la forêt qui m'en alimentait n'est plus, et comment sans lui puis-je résister aux vents du désert? — 0 mou ami! par- doiuiez-moi si je vous quitte; je ne puis vivre sans cet homme, son ame s'est emparée de mon ame, et du céleste séjour où maintenant elle plane, elle appelle la mienne. » Méphis mourant me faisait un devoir de vivre pour continuer son œuvre ; il reconnaît maintenant combien sans lui mes forces étaient insuflisantes à la tache. Ah ! c'est une faiblesse sans doute, mais elle résulte de toute une vie empreinte de faiblesses, et elle en est le dernier acte. — Que ma fdle me le pardonne; — elle qui sera libre et courageuse, parce qu'une éducation forte lui aura appris à l'ê- tre; qu'elle laisse parfois tomber quelques larmes sur la tombe d'une mère qui n'a su que souffrir , mais qui remercie Dieu de ses souffrances , puisqu'elles lui révêlent la route 2î)G MÉi'iiis. que sa lille devra suivre pour éviter les maux dont sa mère fut accablée. » Albert , aussitôt (pie ma petite Marie saura parler, faites-lui apprendre à lire dans \e livre de Méphis, — intitulé : Education de la femme dans l'avenir ; suivez exacte- ment , pendant la durée de son éducation , ta théorie de son père ; théorie dont l'évidence vous sera journellement démontrée par l'ob- servation de la vie. — Que sa confiance en Dieu remplisse tout son être, domine et ses pensées et ses affections; alors et seulement alors, elle sera libre, et ne sera pas plus enor- gueillie pour les louanges des hommes qu'hu- miliée par leur censure. » Elle apprendra, par les livres de son père, que l'égoïsme résulte de l'ignorance, et que ce vice, auquel les hommes sont encore en proie, est d'autant plus inepte que chacun d'eux ne peut être heureux que dans la proportion du bonheur dont jouit l'humanité tout entière ; qu'ainsi, aimer son prochain c'est s'aimer soi- même rationnellement, et que c'est aussi i.'Kspoih 297 aiiiK!i Dieu, piiisiiuc Dieu t'( la créalion iic l'ont (jii'im. «Quant à l'amour qu'elle pourra ressentir, qu'elle s'applique, avant de céder à ses impul- sions, à étudier l'individu qui le lui inspira; mais qu'aucune contrainte ne fasse obstacle à son choix, que jamais un des liens forgés par les lois humaines ne l'enchaîne ; le Christ le reconnaît, l'amour que Dieu allume en nos cœurs est plus légitime que les lois, est plus saint que les volontés de père et de mère. » Quoi([ue je laisse quelque fortune à ma fille, je veux qu'elle soit instruite non seule- ment dans la théorie des arts , mais encore qu'elle apprenne à les appliquer et qu'elle exerce une profession manuelle utile à la société. «Méphis invoque constamment l'expérience des mères à l'appui de ses préceptes. — Dés que Marie aura quatorze ans, donnez -lui mes mé- moires à lire, — qu'elle sache de bonne heure les déceptions que les femmes éprouvent en amour; — ne craignez point de détruire ses illusions ; — le vrai en tout doit être le guide 298 MÉPiiis. (It; l'éducation. — La vie réelle est belle |)our qui sait la comprendre, — et pour de fantasti- ques félicités nous dédaignons le bonheur que Uieu a placé à la portée de toutes ses créatures ! Habituez-la à réfléchir sur tout, à voir les «.'lioses telles qu'elles sont; et avant l'heure où naîtront les passions, qu'elle ait analysé la vie. » Albert, dites à ma fille que son premier devoir, si elle tient à obéir au commandement ([ue sa mère mourante lui adresse, que l'objet de sa vie, si la mémoire de son père et de sa mère lui est chère, devront être, aussitôt sa majorité, de consacrer sa fortune, ses talents, l'influence qu'elle pourra obtenir , enfin tous ses moyens d'action à poursuivre l'œuvre que Méphis a comuiencée ; que du fond de la tombe la voix de son père s'élève pour lui im- poser cette noble tâche. — Albert , ayez foi en la Providence , pendant les vingt ans (pii séparent encore ma fille de sa majorité, de nombreuses voix se feront entendre en fa- i/tsroin. 299 veiir du proli'lairc , et, ce (eiii[)s éeoiih', les tk'rits de M(''[)liis Irouveronl une «irdenle sym- patliie ; — que ma fille les fasse imprimei- par milliers, les répande partout avec profusion et ne recule devant aucun sacrifice pour que les pensées du prolétaire pénètrent au cœur de la société. Elle devra aussi publier mes mémoires : — les faiblesses, les fautes et les malbeurs de sa mère sont des preuves paral- lèles à celles que fournissent les existences et mémoires de tant d'autres, et viennent à l'ap- pui de l'urgente nécessité de changer le sys- tème d'éducation des femmes; — qu'enfin ma fille soit \di femme de l'avenir que son père a conçue; qu'elle soit le ge'iiie i/ispirateur de riiomme / qu'elle lui éclaire la vie et le dote du fil d'Ariane pour en parcourir linextricable labYrinthe. » LE COUVENT HOSPITALIER. « Toute vie prétendue pieuse ne pouvant être sainte tant (preile n'est pas animée par l'amour du prochain et par les bonnes (fuvres éloigne ilu ciel au lieu d'y eondiiire. Il ne suffit donc pas de penser du bien, d'avoir l'inlention de faire le bien, il faut y joindre le faire. " (SwKOK.xnor.r;.) XXI La joie et la douleur, ees deux mobiles de toute vie, peuvent, par la force des commo- tions qu'ils produisent, nous faire entrer dans une voie nouvelle. Le sable dans la fournaise se transforme en brillant cristal , le Christ sur la croix devient Dieu , et un grand seigneur oisif, stérile excroissance sociale, épuré, mé- tamorphosé par la doideur , est , sur le Saint- Bernard, l'agent que la Providence envoie au secours du voyageur égaré dans les neiges. Le marquis de Torepa était un de ces êtres que leur faiblesse rend constamment l'instru- ise 304 MÉpiits. ment (les passions des autres, e(, quoique sus- ceptible (l'une détermination généreuse , il était incapable de n^sister aux sollicitations, parce cju'il tenait plus (jue personne à être approuvé, et qu'il n'avait pas la force de dé- plaire à qui venait de le flatter. Dans le monde^ les êtres de cette nature ne peuvent jamais avoir assez d'influence pour faire le bien. Avec de la bonté dans le cœur , de la douceur dans le caractère, ils semblent exclusivement desti- nés à faire le mal, rien que le mal; tandis que, dans la vie monastique , captivés par les règles rigoureuses de Tordre , ils y deviennent les modèles de la congrégation : — ils forment les meilleurs des esclaves , et les plus vils des hommes libres. Nous avons raconté la révolution soudaine que la vue du sang de Méphis produisit sur le mar({uis. On crut d'abord qu'il en perdrait la raison. — Après quinze jours d'un délire ef- frayant, il se déclara une fièvre cérébrale qui le tint quatre mois aux portes du tombeau. Le marquis sortit de cette crise avec une profonde aversion pour le monde; il se replia sur lui- LE COUVENT IIOSPIT AMlIlt. ;i05 même et se lit horreur. — Les croyances reli- gieuses, dans lesquelles il avait été élevé, s'é- taient assimilées h son ame; et quoiqu'elles n'eussent pas la puissance de changer son caractère, de lui faire suivre une ligne de conduite rationnelle, elles prirent sur lui, dans ces moments de déscspoii-, un ascendant qui réleva au dessus de l'humanité. Il éprouva le besoin de racheter les péchés, les désordres, les crimes de son existence passée. Son cœur était trop ulcéré contre le monde , dont il avait été si longtemps la dupe , et il y avait mené une vie trop dissolue pour pouvoir y faire le bien par ses exemples ou ses actes; il reconnut en même temps toute sa faiblesse, et l'urgente nécessité de soumettre l'emploi des jours qui lui restaient à passer sur la terre aux règles rigoureuses d'une discipline religieuse. Revenu chez lui, le marquis chassa l'infâme Castelli. — Va offrir tes services, lui dit-il, au digne maître qui assassine ses victimes avec l'espionnage et la calomnie; va-t'en, vipère, ton haleine empoisonne ceux qui t'approchent! Il rompit brusquement aussi avec le prêtre II. 20 306 MÉIMIIS. Xavier. — Que Dieu vous juge, lui dit-il eu se détournant de lui. — U éciivit à ses frères qu'il ne faisait plus partie de la famille et qu'il se retirait dans un couvent , sans leur dési- gner lequel; — puis vendit tout ce qu'il possédait, paya ses créanciers et quitta Paris. Lorsque le marquis vint d'Italie en France, il passa par le mont Saint-Bernard : — c'était en février, époque désastreuse. — Il fut surpris par une de ces épouvantables bour- rasques, aussi fréquentes que dangereuses sur ces monts élevés. La neige tombait épaisse, et la chute des avalanches avait fait perdre toute tracede chemin : les guides s'égarèrent complè- tement. — Bientôt les hommes qui portaient le marquis dans une chaise à bras , rendus de fatigue et transis de froid, fléchissent, tom- bent , et guides et porteurs disparaissent tout à coup , ensevelis sous les masses de neige qui roulent sur eux , Le seigneur de Torepa , resté seul , crai- gnant à chaque seconde d'être, lui aussi, en- seveli par une avalanche , éprouvait les an- poisses d'une mort inévitable. Alors le marquis LE coiivriNT iiospiTAi.inn. 307 était jeune, ses illusions lui iais.Tient voir la vie en beau , il espérait des hommes et croyait au bonheur. L'infortuné, se cramponnant à l'existence qu'il sentait prête à lui échapper, sortit la tête en dehors de sa chaise et se mit à crier tant qu'il avait de force. — Il cria long- temps, mais sa voix allaitexpirer sur la neige, et les glaciers de la montagne ne répercutaient que le sifflement des vents. Le marquis, épuisé, se laissa aller dans le fond de sa chaise; ses yeux étaient sanglants, sa respiration oppres- sée, ses mains tordues par le désespoii-, et c'est dans les convulsions de la rage qu'il attendait la mort. Des religieux de l'hospice, sortis à la re- cherche des voyageurs, entendirent la voix du marquis; mais lorsqu'ils parvinrent jusqu'au lieu où il était, les monceaux de neige, éboulés sur la chaise, la cachaient entièrement, et ce n'est qu'avec l'aide de leurs chiens qu'ils pu- rent la découvrir; les religieux déblayèrent la chaise avec leurs pelles, en sortirent le mar- quis dans un état d'évanouissement et l'em- portèrent à leur couvent; — là les secours .'Î08 MÉPHIS. (jui lui fur» ii( lionnes lo rappclcrcnl à la vie. Col effroyable catastrophe s'était gravé pro- fondément dans la mémoire du marquis, et le dévouement de ces religieux , (|ui sans cesse bravent la mort pour venir au secours de leurs frères , ne l'avait pas affecté moins vi- vement que les terreurs qu'il avait éprouvées; aussi, lorsqu'il voulut renoncer au monde, ces religieux se présentèrent immédiatement à son souvenir. Cette vie d'abnégation, de dévoue- ment au prochain fut la seule qu'accepta sa conscience alarmée ; hors de là , tout lui pa- raissait hypocrisie! — le marquis se mit donc en route pour le Saint-Bernard. C'était dans l'hiver, sur le déclin d'un jour sombre, pluvieux et froid, que le marquis, accompagné seulement d'un guide, gravit pé- niblement la haute montagne sur laquelle est situé le couvent hospitalier. Il sonne. — Aussitôt la porte s'ouvre , — Frère , lui dit le religieux , vous vous êtes mis en marche bien tard ; il est imprudent, dans cette saison , de s'exposer de nuit , au milieu des neiges de la montagne ; entrez vite I,E COUVENT IIOSlTlALIlift. 309 VOUS iccliaiillV'r, on va vous donticr dos vèlc- meuls secs et des aliments chauds. — Mon père, je ne suis pas le voyageur (jui se dirige vers les plaines de France ou d'Italie, c'est au milieu des neiges de la montagne que je viens vivre, et votre couvent est le terme de mon voyage. — Je viens pour participer, avec l'aide de Dieu, à la sainte mission que vous remplissez avec tant de foi; oui , je viens sur cette haute montagne , en parcourir avec vous les pentes escarpées , pour y rechercher le voyageur égaré, et rendre à l'existence les malheureux ensevelis sous la neige. — Mon père, faites, je vous prie, que je parle au su- périeur. Le marquis fut conduit dans la cellule du prieur. — Mon père, je viens vous faire of- frande de ce que je possède et vous prier de vouloir hien me recevoir au nomhre de vos religieux. Le prieur fixa sui- le marquis un regard scrutateur, et parut étonné. — Frère, vous êtes hien jeune encore pour ajjandonner le monde d'en has et vous consacrer à vivre sur 310 Mûniis. ce nionl , (jui cache dans les nues sa tète glacée. — Je crains que votre constitution ne soit trop faible et trop délicate pour supporter les fati- gues dont vous demandez à vous charger. Mon enfant, les religieux du couvent du Saint- Bernard glorifient Dieu en parcourant, jour et nuit, les mille sentiers delà montagne, afin de venir en aide aux voyageurs et retirer ceux que les avalanches ont engloutis. — Mon père, je sais quels sont les devoirs qu'ils ont à remplir. — Mon lils , ces devoirs sont un peu plus pénibles que ceux des religieux des autres monastères , où ils n'ont guère qu'à prier Dieu dans leur église. — Et c'est justement à cause de cela que j'ai choisi, de préférence, le couvent de Saint- Bernard. — Bien, mais si vos forces ne répondent pas à votre courage? — Ne craignez rien , mon père , mon corps est faible , mais ma foi le fortifiera ; et ma volonté inébranlable en domptera les souf- frances.— Si je m'élais défié de moi-même, LC CUUVIC.NT llUHi'ITALIER. -W I j<; serais allé, à la Trappe ou à la Giaiulc-. Chartreuse, y macérer ma chair et passer les jours et les nuits clans la prière ; mais, mon père, la macération et la prière ont un but personnel , et je sens le besoin de racheter non seulement les péchés et les désordres de ma vie passée , mais encore la complète inutilité dont elle a été pour le prochain. — Non , non , mon père , ne crai- gnez rien , je suis fort, et dès ce soir je veux aller à la rencontre des voyageurs. — Faites- moi donner une robe du très-saint ordre de Saint-Augustin; — j'ai hâte de quitter et ces habits du monde et les déchirants souvenirs qu'ils me rappellent. — Mon fds, la miséricorde de Dieu est grande : — ne désespérez donc pas de votre pardon; — si votre santé supporte le rude climat de cette montagne, vous aurez de longues années à consacrer à la charité et à la pénitence. — Mais, je dois vous le répéter, l'hiver est ici de dix mois, et jamais, dans l'année , nous n'avons un jour entièrement beau; '— vos yeux ne verront plus la verdure ô?12 MÉPlllS. des riants vallons, les riches moissons de la plaine: — tout est sombre et triste dans ce séjour des frimas j — mon fils, la mort s'y présente sans cesse, sous les plus épouvan- tables aspects, avec toutes ses horreurs. — Mon père, j'ai connu la vie sous les plus épouvantables aspects , avec toutes ses horreurs, et je préfère vivre entouré des glaces du Saint-Bernard, qu'au milieu d'un monde dont la foule vous presse et dont l'égoïsme vous isole de toute sympathie , et vous fait blasphémer Dieu. — Que Dieu vous bénisse, mon fils ! Frère, l'hospice compte un religieux de plus. LA PRESSE ON REÇOIT LES AVIS A INSÉRER, tous les jours, depuis dix heures du matin jusqu'à quatre heures, au bureau du Journal. LE PRIX DES INSERTIONS est de 1 fr. la ligne. XXII. Un an s'était écoulé depuis les événements que nous venons de raconter , lorsque les feuilles publiques annoncèrent la nomination de M. Xavier de S... à l'archevêché de B..., et ,les journaux du parti-prêtre ne tarirent pas sur les éloges qu'ils firent du savoir et des vertus apostoliques du nouveau prélat; ils y revinrent à plusieurs reprises, et peu de temps après l'installation de cet archevêque, nous nous rappelons d'avoir lu , dans une pu- blication ultramontaine , l'article qu'on va lire. 316 MÉPiiis. (( M. Xavier d** vS..., nommé à l'arche- vêché de B — , appai tient à une des plus anciennes et illustres familles de la nohlesse française; il y a uiï mois cpie nous rendîmes compte de la cérémonie de son sacre, qui eut lieu dans l'église de Saint-Sulpice, et auquel officièrent, comme évêques consacrant, l'élite de l'épiscopat française. « La nomination de monsieur de S — si jeune encore (il n'a que trente-huit ans \ à cette éminente dignité , prouve mieux que tout ce que nous pourrions dire combien le savoir , la haute piété du jeune apôtre , sont au-dessus de tout ce qui s'en était répandu. — Il est heureux et consolant pour la chré- tienté, que dans ces temps d'athéisme et de dépravation, d'égoïsme et d'incrédulité, il se manifeste , dans l'église , de ces rares intelligences qu'une foi profonde et un saint enthousiasme portent à renoncer au monde et à ses vains intérêts , pour se consacrer en- tièrement à une vie apostolique , pleine de d('vouement , d'abnégation et de sacrifices. — Oh! c'est pour nous une grande joie , de I.A l'IlKSSE. 317 pouvoir si{jnal(r à la pieuse aclmiraliou des lidéics , un de ces liommes don! le cœur esl rempli de charité, lame de saintes inspira- tions, et dont la vie en entier peut être offerte comme modèle à la vertu. « M. Xavier de S.... est un des sa- vants les plus remarquables de notre époque; — ses connaissances en histoire sont pro- digieuses , et ses découvertes en philologie sont allées au delà de tout ce qui avait été publié jusqu'à ce jour. M. Xavier de S a fait une étude très - approfondie des livres sacrés de l'Orient; il n'y a pas de ra- bin plus versé que lui dans le Thalmud et la Bible; il connaît le Coran et les livres de Zoroastre , ceux des Indiens et des Chinois, enfin c'est le savant le plus érudit de la pro- pagande de Rome; — et, chose extraordinaire! à celte vaste érudition, l'archevêque de B.... joint une éloquence pleine de grâce et de majesté; — sa figure est belle, et une expres- sion de sérénité constante s'y fait remarquer. Ses manières annoncent une grande douceur de caractère : l'homme bon , indulgent se 3IS MÉPIIIS. décèle en lui de loutrs paris; il esr loiijouis prêt à pardonner aux offenses , et à prier poui' le pécheur. ((M. l'archevêque de B.... a officié lui- môme à la grand'messe solennelle qui a été céléhrée dans la cathédrale de B.... , en actions de grâces pour son installation. — L'office achevé , il est monté en chaire , et a prononcé un sermon sur La mortification de la chair. Le jeune archevêque a traité ce sujet avec une telle supériorité de ta- lent , une profondeur de pensée si neuve , sa voix a été si tonnante lorsqu'il a lancé le fatal anathême sur les faibles et les impies qui cèdent à la tentation de la chair, que tout l'auditoire est sorti de l'église pé- nétré de terreur autant que d'admiration. (( Oh ! il est beau pour un prêtre , dans la force de l'âge , d'avoir choisi un tel sujet ! il est beau d'entendre un jeune lévite prê- cher la résistance aux passions ! Il est fort et puissant, le jeune prêtre qui domine ses passions, et peut dire au vieillard : « Mé- prise ton corps , car ton corps n'est que 1.4 l'KlilSSIC. 319 vile poussière ; — vis seulement de la vie de l'àinc, ear l'àme mène à Dieu ! » « On nous assure que M. Xavier de S se propose d'établir , dans le séminaire de son dioeèse , des cours d'histoire et de philologie appliqués à l'intelligence des sain- tes Écritures et des antiquités religieuses. (( Et voilà les hommes que depuis quarante ans le parti révolutionnaire, en France, s'efforce de nous représenter comme des gens ambitieux, — avides de pouvoir et de ri- chesses, — hypocrites et vindicatifs; — mais, nous le demandons , où trouverait-on en de- hors du catholicisme des hommes qui em- brassent volontairement cette vie de privation et de misère, d'étude et de macération du prêtre chrétien? M. Xavier de S.... est né avec 60,000 francs de rente , des titres et honneurs de toutes sortes ; certes , il n'avait pas besoin de la faveur de l'église, pour arriver à une position élevée; cependant il abandonne et sa fortune ( car il distribue aux pauvres tous ses revenus ) et les douces joies de la famille, et la liberté, pour se con- 320 MÉpnis. sacrer au service de l'aulel et à la propagation de la foi. — Oh! nous ne craignons pas de le dire , c'est en vain qu'on chercherait en de- hors du catholicisme de pareils dévoue- ments. M FIN DE MEPHIS. ■t IL 21 Madame Floia Tristan a publié dans TArtiste deux articles sur l'Art et l Artiste dans l antiquité , et de l Art depuis la Renaissance. Le point de vue si ëlevë d'où madame Tristan en- visage les arts; retendue de ses aper- çus, d'un intérêt si universel, nous font penser qu'on relira avec plaisir ces articles à la suite de Méphis, et qu'on nous saura grë de produire madame Flora Tristan sous toutes les faces de son talent. DE L'ART ET DE L ARTISTE danii l'antiquité et à la rciial8Haiice< DIEU NE SE nÉPÈTE JAMAIS. « L'honneur d'une statue était à Athènes, dans ce temps-là, ce qu'est aujourd'hui un litre stérile ou une croix sur la poi- trine : récompenses frivoles imaginées par nos princes, pour payer à peu de frais des services réels. » WiNKELMANN. Le verbe et le chant , la sculpture et l'ar- chitecture , la peinture et la parole écrite, sont les moyens dont Dieu a pourvu l'homme pour réfléchir la pensée. Ce sont les divers modes de l'art, et ils prennent leur rang d'impor- tance du degré d'avancement intellectuel des peuples. De même que les autres animaux, l'homme sut pourvoir à sa subsistance dés l'instant qu'il parut sur la terre; mais Vart seul l'a mis au rang des dieux. L'art éleva le Capitole et le temple de Minerve, inspira Orphée et Numa, 328 ou, i/art sculpta en bronze les (ra vaux (I'IKmcuIc et la louve noiu'iiec des deux loiMlateurs de Rome, créa le Jupiter Olympien, et peignit dans le Portique Platée et INIarathon. Les peuples primitifs, loin de refuser l'àme aux animaux, virent une manifestation de laOj de Jehovah, ([' Âdoiiaï, àe. Zeus, partout où leurs sens leur révéUiient ki vie ou le mou- vement. Les idées de ces peuples étant encore très circonscrites, ils durent reconnaître l'in- telligenec de plusieurs animaux supérieure à la leur dans une foule de circonstances : c'est pourquoi, quand les pensées de Dieu se coor- donnèrent en culte, ils placèrent dans les temples qu'ils élevèrent les animaux dont la puissance individuelle surpassait la leur dans certaines choses. Ainsi l'éléphant, le serpent, le crocodile, le bœuf, le chien, etc., furent les divinités de ces peuples, au même litre que l'ours, le castor, etc., etc., sont dans les lé- gendes des Indiens de l'Amérique du nord. Plusieurs vénérations s'écoulèrent avant que riiomme eût conscience de sa supériorité universelle sur tous les animaux, et ses facul- i;r ini I- AiiTisTi;. 320 <('s iiir('IUM(ii(H(s ('taieiU pnrvcnncs ;» un .jjiaïul (Ijvji'c de tlévc'IoppL'meiit l()isi: i.'autisti:. 'XV.', l'uiM , l'i SCS |)()(''(i(jii('s prcsfi'jcs , (jii'il (rioni- plic; nous n\'ii voulons poiii- [xouvc que les fiuincnses débris dont , après dix-iniit siècles, la terre est encore jonchée. Les colonies grecques importèrent l'art en Italie; les Romains empruntèrent leurs in- stitutions à la Grèce, et, saut' le courage el l'amour de la liberté qu'ils tenaient de leur celtique origine, tout à Rome, culte, légis- lation , poésie , était hellénique : c'est donc parmi les Grecs qu'il convient de constater Tinfluence de l'art dans l'antiquité , par la puissance et la haute considération dont y jouissait l'artiste. Les Grecs de l'antiquité eurent une exis- tence si intimement liée à l'art, qu'on ne peut écrire l'histoire des républiques grecques sans faire en même temps celle de l'art. La pompe et le luxe des nombreuses fêtes du polythéisme , la splendeur des spectacles , la solennité des jeux publics, où l'on accourait de toutes parts , la richesse artistique des tem- ples, la foule des gloires à immortaliser dans cette multitude de villes indépendantes , tout .'i34 l)F. l.'.VI'.T convergeait vers l'ail. On voil , dans les au- teurs grecs , qujl était l'âme des sociétés , comme l'artisteen était leprètre, le législateur, l'historien y le don de Dieu , l'objet de l'en- thousiasme public et des rivalités nationales. Les philosophes étudiaient Voit simultané- ment avec les hautes sciences ; Platon, Aris- tote, en agirent ainsi , et Socrate plaçait les artistes au premier rang de la hiérarc hie in- tellectuelle. La construction et l'orne ment des temples et des théâtres , les statues des dieux ou celles que la patrie élevait aux citoyens, tous ces travaux, dans les villes grecques, étaient mis au concours. Les suffrages du peuple dési- gnaient l'artiste à qui l'exécution était confiée; et, aux concours d'Athènes, de Delphes et de Corinthe, l'éclat de la solennité appelait à jouter d'excellence les plus habiles artistes de la Grèce et de l'Ionie. Il existait, en outre, dans plusieurs villes de la Grèce, des prix de peinture, telles qu'à Delphes, à C orinthe , à Samos , etc. L'histoire des villes grecques se trouvait Il i)i: i.'xnTiSTi;. 'V,).'t repJ'ésciiU'i' .«>ur les loniples ri |K)i'(i<|m'S ; leurs places publiques éluieiu pi-iiplccs (Je statues ; on reuconlrait la slatue du nièmc individu au lieu de son Irioniphe, et dans la ville où il était né ; et les Grecs élevaient des statues non-seulement au courage guerrier, mais encore à l'orateur, au poète, à l'artiste, au vainqueur des jeux Olympiques. Les maisons grecques , construites comme l'ont été depuis nos monastères, étaient très vastes, et tous les développements de l'art concouraient à les décorer. La passion pour les galeries était universelle; la petitesse des habitations n'y faisait point obstacle comme parmi nous , et il n'existait pas un citoyen aisé qui n'eût chez lui des tableaux et des statues. Le goût public portait sur les objets d'ai^t, le luxe des riches, dont la vanité se trouvait satisfaite par les chefs-d'œuvre qu'ils possédaient, lors même qu'ils étaient hors d'état d'en sentir le mérite. Les Grecs avaient un sentiment trop ex- quis des beautés de l'art , pour que la mé- :i;3G i>E i/aut (Jioci'ilr |)iU se soutenir. Aussi on reneonhe à peine, dans les restes de Tantiquité, un bas-relief, une statue ou une fresque, que désavoueraient nos meilleurs artistes. Comnne un beau tableau ou une belle statue faisait, ebez les Grecs, la fortune du peintre ou du statuaire, il passait des années à produire ce cbef-d'œuvre ; au lieu que de nos jours on veut du bon niarcbé, et les productions artis- tiques se font vite. Les artistes grecs devenaient généralement très liches. L'état récompensait non-seule- ment ceux qui travaillaient pour la républi- que , mais encore ceux qui formaient des élèves. L'opulence qu'atteignirent quelques artistes leur permit d'offrir gratuitement leurs œuvres en dons patriotiques. Polygnote, qui avait peint le Pœcile j ïameux portique d A- thènes, ne voulut recevoir aucun salaire, pas plus que pour la Prise de Troie, qu'il peignit sur le temple de Delpbes. Zeuxis avait amassé de telles richesses, qu'il faisait présent de ses tableaux aux temples et irr OK i.'vnnsTi:. .'i37 aux lieux publics, parce que personne, di- sait-il, n'était en é(at de payer la valcni" de ses ouvrages. EupompeetPamphile, fondateurs de 1 école de Sicyone , faisaient payer cinq mille quatre cents francs (un talent; pour entrer dans leurs ateliers, et, moyennant ce prix, ils s'enga- geaient à donner dix années de leçons de leur art, entremêlées d'études littéraires et philo- sophiques. Les Éléens avaient une si haute admira (ion pour le Jupiter Olympien , et leur reconnais- sance envers Phidias, le génie créateur de ce fameux chef-d'œuvre de l'antiquité , alla si loin, qu'ils ne cessèrent de répandre leurs bienfaits sur ses descendants, et les chargèrent de Tentretien de la statue de Jupiter dans le temple d'Olympie. Le même Phidias, attaqué par cette envie active et implacable qui, en tout temps, pour- suit sans relâche les liantes supériorités , alla chez les Mégariens se mettre à l'abri de ses ennemis. Dans sa jalousie , Athènes interdit alors aux habitants de Mégare l'entrée du Pi- n. 22 338 i»E i/art réc et (les ports de ses alliés. Ah ! quel hom- mage h l'artiste que ce décret de l'einieuse colère d'Athènes! La guerre de Corinthe, qui eu fut la suite, amena celle hien plus désas- treuse du Péloponése. A ce sujet, Aristophane disait cjue la paix avait fui avec Phidias, et la Grèce entière répétait que Phidias était né- cessaire à la paix. La maison et l'atelier de Phidias furent reli- gieusement conservés à Elis. Au milieu de cet atelier , ohjet d'une vénération universelle , s'élevait un autel consacré à toutes les divini- tés; le grand statuaire avait représenté pres- que toutes celles du premier ordre. Six cents ans après la mort de Phidias, la maison et l'atelier subsistaient encore. De nos jours, nous sommes trop préoccvq)és des intérêts matériels pour pouvoir concevoir cette haute importance de l'art dans l'anti- quité; et, afin qu'on y puisse croire, il est né- cessaire d'en rapporter une foule de preuves= Nous allons donc encore citer quelques faits de nature à convaincre les plus incrédules, que les marchands des villes grecques ou de Rome KT DE i/aRTISTK. 330 ne devaient pas penser, à cet ('(^ard , comme ceux de la rue Saint-Denis ou Fleet-Street. Les historiens nous font connaître l'intime fami- liarité qui régna entre ApcUes et Alexandre. Le héros possédait une esclave, la helle Cam- paspe, dont il était amoureux; il en fit cadeau à l'artiste, qui n'avait pu la peindre sans l'aimer. Les Athéniens élevèrent, dans le Cérami- que, une statue au peintre Calladès ^ et un tombeau, au milieu de ceux des plus grands hommes de la république , au peintre Nicias. L'image du sculpteur Alcaméne fut placée dans un bas-relief an sommet du temple d'Eleusis . A la suite de différends survenus entre le 'gouvernement de Sicyone et les artistes de la ville, deux statuaires, Dipène et Scj/lis, quit- tèrent le pays , qui , au bout de quelque temps, fut affligé d'une grande disette. L'ora- cle, consulté, répondit que le fléau ne cesserait que lorsque les deux artistes seraient rappelés. On n'épargna ni prières , ni présents , pour les fléchir et les engager à revenir. 'Mo uK l'art La statue de Glaucias ayant été juridique- ment condamnée pour meurtre sur la per- sonne du mutilateur qu'elle avait écrasé de sa chute, fut jetée à la mer par les Thrasiens. Une famine suivit de prés cet événement ; l'oracle de Delphes ordonna qu'on recherchât la statue de Glaucias et qu'on la remît en place. Elle fut en effet repêchée et rétahlie dans VAltis. Dans ces deux circonstances, on ne peut guère douter que les réponses de l'o- racle ne fussent conformes aux préjugés reli- gieux et aux vœux populaires. Aux grandes solennités des jeux Pythiques, il existait un portique appelé Lesché, pour l'exposition des tahleaux. Thespies, saccagée par Alexandre, se releva de ses ruines par la foule qu'attirait dans ses murs la statue de l'Amour, de Praxitèle. Pline disait que de toutes les extrémités de la terre on naviguait vers l'île de Gnide, pour admirer la Vénus du même artiste; et Nico- mède offrit aux Gnidiens d'acquitter toutes leurs dettes en échange de cette Vénus. — Il fut refusé! Démélrius PolyorcètL', assiëgeaiil lUiodcs, aima mieux renoncer à l'attaque d'un fau- bourg de la ville , que de s'exposer à brùlei- le fameux Jalyssus, de Protogéne. Ce tableau sauva Rbodcs; et, pendant le siège, Protogéne habitait tranquillement une petite maison si- tuée au milieu des lignes des assiégeants. Socrate disait que les étrangers n'allaient en Macédoine que pour voir les ouvrages de Zeuxis , dans le palais du roi Archélaùs. Après la mort de l'artiste et du prince, ces ouvrages se vendirent à des prix exorbitants. Parrhasius étalait un faste royal, portait une couronne d'or et un manteau de pourpre en public, sans que la jalousie des Athéniens s'en effarouchât. A une époque où la quan'ûié d'or et d'ar- gent en circulation était moindre qu'actuelle- ment, les sommes que l'antiquité donnait pour les productions de l'art étonneront les pour-^ voyeurs de la liste civile. Les tableaux de Pausias garantirent les dettes de Sicyone, sa patrie. Un seul à'jéris- tide, deThébes, futpayé (1 00 mines) 9,000 fr,, 342 UK l'akt par Miiason , lyiuii d'Elatée; et Attale, roi de Pergame, paya (6,000 grands sesterces) 1,093,800 fr. un tableau du même artiste. Un tyran de Grèce fit faire à Asclépiodore les douze dieux, et lui paya 300 mines pour chaque figure ; en sorte que le tableau entier coûta 325,000 fr. Le Diadumène, statue de Polyclète, fut ven- du 100 talents nobles, c'est-à-dire 540,000 fr. L'orateur Hortensius acheta (1 50,000 petits sesterces) 10,935 fr. un tableau de Cydias. Le Trait qu'Apclles dessina chez un de ses amis, pour y laisser la trace de sa visite, eut les honneurs extraordinaires d'une trans- lation triomphale à Rome, dans le palais des Césars. Oh ! ce temps-là fut l'âge d'or des artistes ! On les voit toujours sur le premier plan de la scène antique , et quelquefois revêtus de hautes fonctions ; plusieurs commandèrent des armées, réglèrent les différends entre les na- tions, ou siégèrent dans leurs sénats. Ils dis- tribuaient la gloire, et, dans des républiques où le peuple nommait à tous les enq^lois, on KT DE L vnilSTli. M?, conçoit l'ascenclant qu'ils devaient exercer sur les premiers ciloyens. Ils jouissaient, par leur fortune et leur position sociale, d'uni" complète indépendance; ils avaient souvent des sujets de commande à traiter; mais les temples des dieux, les autels domesticpies, étaient toujours accessibles à leur géni'e, et ils pouvaient en toute liberté se laisser aller à de saintes inspirations. — Les artistes avaient à satisfaire aux besoins religieux de peuples à l'imagination ardente; si l'œuvre était grande, le pieux enthousiasme public leur accoidait de magnifiques récompenses, et le nombre des dieux du polythéisme leur offrait un chanq) sans limite pour capter la dévotion indivi- duelle. , Le christianisme renversa et les idoles et l'ordre d'idées qui les avait fait élever; et, bien qu'il s'entourât de pompes somptueuses lorsqu'il devint religion de l'État, son esprit était essentiellement opposé au culte des sta- tues et des images. A diverses reprises, les ico- noclastes les détruisirent dans les églises d'O- rient; cettesecte fut repoussée de Piome. Néan- 344 i>E l'aut moins le catholicisme, dans sa marche, écrasa l'homme sous l'immensité de Dieu; les peu- ples, à genoux devant les reliquaires ou d'in- l'oimes simulacres, invoquaient des saints, adoraient Jésus sur la croix, ou l'hostie dans l'ostensoir; la foi consacrait ces ohjets à leurs yeux, et les sens n'étaient pour rien dans la vénération qu'ils inspiraient. La chair était analhématisée, et dés le moment où l'unité de Dieu, prêchée par le Christ, eut généralement prévalu, l'art éleva des temples dont la su- blime expression religieuse avait été inconnue au polythéisme. Lorsque dans une cathédrale gothique on se trouve au milieu d'avenues de colonnes de toutes grosseurs, que les regards s'égarent parmi ces milliers de voûtes en ogive , à divers degrés d'élévation; que ça et là rayonnent des jets de lumière que semblent colorer des Teuillages d'arbres ; que Tâme, absorbée dans le sentiment de l'infini, oublie le corps qu'elle conduit , quel effet pourrait produire sur nous l'Apollon du Belvéder, ou la Vénus de Mé- diois ? Oji se seii( si petit dans des temples si ET DE l'artiste. 34. ''i grands, (|ue les formes humaines y perdenf. la puissance d'émouvoir. L'art résume tous les progrès intellectuels ; le fétichisme fut son herccau. Durant le po- lythéisme, il égala la nature et idéalisa la forme. Dans le moyen-âge, il se voila dans le mysticisme chrétien, en projeta les grandes omhres sur d'immenses popvilations harhares, excita , avec Pierre l'ermite et saint Bernard , l'enthousiasme des croisades , ou soumit les rois et les puissants de la terre aux macérations conventuelles, aux corrections pontificales. Pendant le moyen-âge , le sacerdoce com- j)rit en lui toute la puissance intellectuelle de l'époque; il dompta la force des Césars, et anéantit, dans sa croisade contre les Albip-eois, les premiers efforts de la pensée européenne vers l'émancipation. 11 fallait , pour conserver cet empire suprême, renfermer en soi tous les progrés ; c'est ainsi que le pensèrent les Jules II, les Léon X. Mais il n'était pas donné au pontificat romain de remplir ce cadre ; l'intelligence laïque dépassa l'intelligence sa- cerdotale, et celle-ci perdit sa domination. •HG tiE l'a UT Les (lébiis des lettres grecques ahordéienl en Italie loi'S(|iie l'inipriinerie commençait à y être usitée, et de toutes parts on étudia l'antiquité ; Rome favorisa le mouvement ; le polythéisme n'était plus un rival , et elle en invoqua le génie au secours de sa puissance qui déclinait. Les miraculeuses découvertes, les génies prodigieux, les événements extraor- dinaires que nous voyons converger, pendant les xv° et xvi" siècles, vers le grand but pro- videntiel de' la rénovation intellectuelle, for- ment un ensemble de causes d'une divine harmonie. C'est en contemplation de toutes ces grandes choses que nous nous écrions avec l'islamite et l'orateur chrétien : Dieu seul est grand ! Christophe Colomb et Vasco de Gama, le Dante et le Tasse, Cervantes et le Camoëns, Montaigne et Bacon, et, par-dessus tout, les chefs de sectes, donnèrent une telle impul- sion à l'intelligence , que l'ignorance pesai! aux peuples , et que sur toute l'Europe s'ou- vrirent de nombreuses écoles. On lisait la Bible et les poètes de ranticpiité, ET DE i/aKTISTE. 3^17 les Pères de l'église el les philosophes de la Grèce et de Rome païennes ; les Michel- Ange, les Léonard de Vinci, les Raphaël, les Tilicn, et généralement tous les grands peintres et statuaires qui apparurent à cette époque, fu- rent accueillis avec enthousiasme. Mais quel- que belle que fût la position de l'artiste à la renaissance , elle ne peut se comparer à cette haute indépendance, à cette vénération pu- blicjue dont il jouissait chez les anciens. Les œuvres de l'art n'étaient pas soumises aux suffrages du peuple, et ce n'était point des milliers de citoyens qui décernaient le prix à l'artiste. Les populations n'accouraieni pas non plus de pays éloignés pour admirer ses chefs-d'œuvre et se prosterner devant ses statues , comme au temps du Jupiter Olym- pien. Les plus grands artistes se trouvèrent heureux d'être aux gages des papes , des cardinaux ou des couvents ; ils travaillèrent à l'ornement des églises et des monastères, ou à l'embellissement des palais; mais ni les Michel-Ange, ni les Raphaël, ni les Titien, ni les Corrège, ne pouvaient avoir, aux yeux 348 UE 1. ART des peuples , ce caractère sacré cju'avaieiit eu les Phidias et les Praxitèle. Leurs com- positions étaient bien inspirées de Dieu , mais les sens grossiers de la foule n'en saisissaient pas l'inspiration; tandis que les Phidias et les Praxitèle faisaient apparaître les dieux eux- mêmes. La pensée chrétienne ajouta à la beauté des formes antiques , l'expression su- bhme des émotions de l'àme, de ses souf- frances, de ses joies et de ses espérances; elle éleva l'art du peintre et du statuaire au niveau des chants du prophète etdupsalmiste, donna à leurs personnages la majesté patriarcale, à leurs récits la suave simplicité des Évangiles. Que l'on compare la Cène des Léonard de Vinci ou du Titien, la Sainte Famille ou la Transfiguration , aux belles fresques de l'an- tiquité ; la P^ierge allaitant l' Enjaîit Jésus , la Madeleine en pleurs , à la Vénus sortant des ojules , resplendissante de fraîcheur et de volupté , et l'on reconnaîtra , entre ces di- verses productions de l'art, toute la distance qui sépare les émotions de l'àme des sen- sations corporelles. Les découvertes modernes ET DK l'autisti;. 340 sont aussi venues agrandir l'art de tous les progrès qu'elles firent faire à la pensée; mais si l'art antique a été surpassé le christianisme en spiritualisant le culte, et l'imprimerie en don- nant un immense retentissement à la pensée, ont anéanti l'influence de l'artiste. L'impulsion intellectuelle donnée par Jules II fut accélérée encore par son illustre successeur. Léon X sentait la nécessité, pour le sacerdoce , de guider la marche de l'in- telligence et d'en devancer les progrès ; et s'il déviait de l'esprit du christianisme en déco- rant les églises de peintures et de statues, c'est que la foi chancelait. Son amour pour l'art épuisa le trésor pontifical. La vente des indulgences, à laquelle il eut recours pour le remplir , provoqua la réforme de Luther; et les déclamations barbares du moins l'em- portèrent sur l'élégance attique et l'esprit éclairé de Léon X ; il mourut sans avoir pu ni achever Saint-Pierre, ni subjuguer le protes- tantisme, qui définitivement brisa en Europe l'unité catholique , comme si, après avoir renversé la force brutale par l'empire des 350 DE i/art croyances religieuses, les pontifes de Rome eussent été destinés à démontrer à leur tour l'impuissance du dogme pour arrêter la marche de la pensée. Nous pouvonsjuger,par l'influence qu'exerce encore sur nous l'étude de l'antiquité, de celle qu'elle dut avoir au xvi^ siècle. Raphaël pei- gnit l'école d'Athènes; les sibylles prirent place à côté des prophètes dans la chapelle Sixtine, et au tombeau de Jules II. Les chasses de Diane, les processions des bacchantes dé- corèrent les couvents ; les anciens dieux de Rome habitèrent les palais des cardinaux ; en- fin , après douze cents ans de proscription , le polythéisme en entier fut exhumé, et le passé se renoua à l'avenir. Dans les constructions nouvelles, les églises adoptèrent la régularité de l'architecture grec- que , et quelle que fût la grandeur de la basi- lique , le prolongement symétrique des lignes , l'ensemble des proportions, permirent tou- jours aux regards d'en embrasser l'étendue. La mythologie devint la base du langage allé- gorique; les attributs de ses dieux ornèrent KT BE l'artiste, 3o I souvoni les Icniples cliréhens, ot les niânos de Julien et de Coiislauliii dureiil é(re heureux de l'union harmonique de leurs idées. Pendant près de deux siècles que se prolonge en Europe cette hrillante période de Michel- Ange au Poussin, du Titien à Rubens, du Corrége à Van-Dyck, de Raphaël à Velasquez, U^s rois, les papes, se disputent et l'artiste et les productions de son pinceau. Michel-Ange, Raphaël, le Guide, reçoivent pendant leur vie des honneurs jusqu'alors accordés seulement aux puissants de la terre ; et la pompe de leurs funérailles , la magnificence de leurs tom- beaux, ne sont pas surpassées par celles des souverains. Charles-Quint traite le Titien en égal , Rubens devient ambassadeur chai gé d'importantes négociations, Van-Dyck jouit de la faveur de Charles I*^' , et les Léonard de Vinci et les Primatice terminent leur carrière au château de Fontainebleau. Cependant ces hautes faveurs de la fortune ne furent pour les artistes que des exceptions ; la plupart menèrent une vie misérable. C'est aussi avec une profonde mélancolie qu'au 352 i>F. l'aut milieu de loiites ces (jloiies rcsplendissanles, on aperçoit le sort déplorable des êtres les plus nobles que Dieu ait inspirés pour l'instruction de l'humanité, des le Tasse, des Cervantes, des Camoëns , des Milton , des Corrége , des Mu- lillo, des Dominiquin, et de cette multitude d'artistes de tovit genre qui , pour accomplir leur mission, eurent à lutter contre la faim. L'Europe était beaucoup moins riche qu'au- jourd'hui ; le goût pour les productions des arts n'y pouvait être aussi répandu, et l'art ne faisait, en aucun pays, partie intégrante du gouverement et de la religion, comme chez les nations de l'antiquité. L'expression pro- verbiale, gueux comme un peintre, indique assez le sort que nos pères faisaient aux artis- tes. En effet, lorsque les peintres n'étaient pas soutenus par les princes ou les couvents, ils mouraient de faim. Les corporations munici- pales n'avaient pas plus le sentiment des arts que le reste des citoyens ; il s'en fallait même de beaucoup que la foule des rois et des prin- ces dont l'Europe était alors couverte fus- sent, à cet égard, au-dessus des peuples qui ET DE l'autiste. 35.'i les avaient pour maîtres. Les moines (le plus (>rand nombre) ne voyaient dans les tableaux que des superfluités, et n'en eussent pas ac- quis si, conune le clergé séculier, chacun d'eux eiit été libre et avait eu sa part dans l'usage des richesses du couvent. Les reliques miraculeuses leur suffisaient, et, encore au- jourd'hui, les moines de Naples ne change- raient pas le sang de saint Janvier contre la Transfiguration, II. 23 DE L'ART depuis la renaiissaiiceé Dans un précédent article , nous avons jeti* un coup d'œil sur les premiers essais de l'art ^ sur son importance chez les nations de l'anti- quité, et sur l'essor qu'il prit à l'époque de la Renaissance. L'homme primitif trace grossièrement l'i- mage des choses dont il veut donner l'idée , et réfléchit par des sons les impressions qu'il en a ressenties : la langue graphique se développe ainsi parallèlement à la langue parlée. Champollion a reconnu que les hiérogly- phes offraient le trait linéaire ou la peinture 358 i»; >^ A»T des objets, et le plus souvent n'en présen- taient, dans un signe ressemblant à ce trait, que l'expression abrégée ; que les corps céles- tes , l'être humain des deux sexes , de tout âge, dans toutes les positions et les diverses parties de son corps ; que les animaux de toute espèce, une multitude de végétaux , ou seule- ment les fleurs et les fruits, étaient représen- tés par ces signes, de même que les instru- ments, les produits des arts, et les figures géométriques; et qu'enfin, le corps humain uni aux têtes de divers animaux ,• des corps d'animaux à tête humaine , des vases montés sur des jambes d'homme , faisaient encore partie de ces signes. Il a démontré qu'ils étaient employés , 1 " pour désigner la chose dont ils rappelaient l'image, 2° comme trope, 3° comme symbole; qu'en outre on s'en servait pour composer des mots , en leur donnant pour valeur syllabique le nom de l'objet qu'ils représentaient , ou partie de ce nom , et que ce dernier usage des signes hiéroglyphiques fit naître l'écrituie al- phabétique. Cliampollion fait observer à ce ET UE i/,\urisit. 359 siijcl (pic \v6 noms des Ici Ires de l'al|)hal)('( coplite commeiiccnl tous par la lettre <'lle- mème. Les liiéioglyplies ne furent pas particuliers aux Égyptiens ; on en retrouve de nombreuses traces dans l'écriture chinoise; ils étaient usi- tés aussi par les Péruviens et les habitants des lies Canaries L'influence du climat modifie l'instinct de l'homme, mais sans le changer es- sentiellement, et en tous lieux, sous des appa- rences diverses, cet instinct se montre identi- que. Les hiéroglyphes des peuples primitifs varient par les mêmes causes que leurs lan- gues , mais ils constatent que les hommes pro- cédèrent d'une manière uniforme; qu'avant l'invention des alphabets ils peignirent les choses; les rappelèrent parfois par une de leurs parties, comme un vaisseau par une voile; en désignèrent les qualités par compa- raison , la douceur par le miel, la ruse par le renard y le courage par le lioiij la blancheur par la neige ou le coton, etc.; qu'enfui tous les peuples adoptèrent certains objets comme symboles ou signes d'autres objets, par des 360 DE l/.VRT rapports de conformité entre eux, et rappelé rent des souvenirs par la représentation des choses auxquelles ces souvenirs s'étaient at- tachés. La peinture commença donc à se montrer avec notre intelligence, et ainsi que la lan- gue et les autres moyens de manifester la pensée, les progrès de la peinture furent toujours parallèles à ceux de la pensée elle- même. Nous avons indiqué l'importance qu'eurent la peintine et la sculi)ture, chez les nations de l'antiquité , par la non-existence de l'im- primerie. L'invention de l'écriture alphabé- tique ne lit pas perdre l'usage de l'hiérogly- phi({ue j les prêtres y cachèrent leurs sciences; ensuite, les images des choses ayant longtemps servi à exprimer des qualités, des sentiments et des pensées, ces qualités, ces sentiments et ces pensées se trouvaient en quelque sorte identifiés avec les choses elles-mêmes; les lan- gues d'Orient en avaient conservé de nom- breux tropes, métaphores et allégories; et le peintre, le statuaire, l'architecte, y pouvaient i:t i»ii l'artiste. 'M)\ |miser im laiigiujo à la portée de riiil('llifi;(.'nce de tous. Pendant la durée du moycn-age, le langaj^e [)i(toi'esque que les Grecs et les Romains avaient consacré, s'oublia presque totalement; un autre alors se dévelopjia. L'architectuie, la sculptuic, n'imitèrent plus la tige gracieuse (lu palmier, ne s'ornèrent plus de la feuille d'acanthe j et c'est dans les forêts druidiques qu'elles tvouvèreut l'expression de la pensée chrétienne. Le sapin du Nord fut pris pour modèle des colonnes ; ses branches formèrent les arêtes des voûtes ; l'écureuil , le daim , le coq de bruyère , le corbeau , ornèrent, avec les guirlandes de chêne, les feuilles de vigne, de gui et de lierre, les plinthes, les chapiteaux, les frises et les corniches. Le nouveau langage pittoresque se foima comme les dialectes par- lés, par des mélanges à quantités diverses, d images et d'expressions grecques, latines et celtes. Les feuilles de houx s'unirent à celles du laurier , les animaux des Alpes à ceux de l Atlas, la hache du Gaulois à l'épée romaine, et la blouse à la loge. L'écriture héraldicpie 362 OE l'art fut gciiéralcmciit usitée : les cliel's et les sol- dats se désignèrent par les images gravées sur leurs boucliers; les nobles et les affrancbis si- gnaient leurs actes du signe symbolique qu'ils avaient adopté , et l'identité de nom était sou- vent la seule ressemblance qu'ils eussent avec les objets représentés par ce signe. Si peu de personnes savaient lire à cette époque, que pas un marchand n'indiquait autrement que par des images les choses dont il trafiquait; pas un artisan non plus qui ne fit connaître son métier par un de ses outils. Les villes, les provinces et les nations, les corporations civi- les et religieuses eurent toutes leurs aimoiries, qui faisaient allusion, soit à leur ancienneté, soit au principal but de l'agrégation, ou à quelque fait dont elles tiraient vanité. Les si- gnes héraldiques s'accrurent par les rapports avec l'Orient, qu'amenèrent les croisades; mais ces guerres ne firent pas naître cette écriture; la nécessité Tavait imposée. A la Re- naissance, le grec et le latin intervinrent à plus fortes doses encore dans le monde celti- que; les artistes s inspirèrent de l'antiquité, et KT DE l'aRTISTK. .^GS aux paraboles ri aux emblèmes cbrétivns, aux écussons et aux enseignes gothiques , ils ajou- tèrent toutes les allégories et les symboles du polythéisme A partir de la Keuaissanee, l'intelligence marche à pas de géant ; ses progrès suivent une proportion géonu'trique. L'Europe, qui l'avait toujours emporté sur l'Orient avant l'apparition de l'islamisme, reprend, à Lé- pantc, une supéiiorité dcpris si longtemps perdue. La science nouvelle se montre plus puissante que le fanatisme des croisades, que l'enthousiasme relip;ieux du musulman ; et l'espace qui nous sépare de l'ère de notre civi- lisation est jalonné par des hommes que Dieu a faits grands par les révélations qu'ils ont faites à leurs semblables. A cette époque , les peuples se battaient pour ou contre le catholicisme de Rome ; les êtres penseurs n'y croyaient déjà plus, et les sommités sociales , usant des croyances reli- gieuses comme d'instruments, se disputaient le pouvoir. On ('tait las des querelles scolastiques ; l'es- .304 UE l'art prit cl'cxaincii régnait partout, et, graduclie- mcii( , les philosophics de Montaigne et de IJacon triomphaient de la bigote supeistition et du fanatisme cigoteur qu'avait développé la réformation. Le doute viibrait au milieu du concile de Trente comme dans la tête de Ra- belais; Shakspeare le manifestait constam- ment sur la scène, tandis que Montaigne le prenait pour but du raisonnement. Les rois et les grands étaient impies; les masses, agi- tées par la réforme ou le catholicisme romain , s'entro-déchiraient; les poètes seuls étaient vrai- ment chrétiens. Us peignaient les vérités de l'ame sous le voile des mythes religieux, et les embellissaient, ou excitaient l'émotion par des prestiges empruntés au polythéisme, à la lé- gende miraculeuse ou à l'imagination des con- teurs arabes, et, entourés de discordes, ils vivaient dans l'avenir. L'Arioste et le Tasse chantaient des mœurs (pii venaient de disparaître, une religion qui s'évanouissait dans les convulsions. Leur ima- gination s'était colorée autant dans l'antiquité que dans les chroniques du moyen-âge : Y Or- ET DE I- ARTISTK :m) hindo furioso et la Gciusaiemnic Uhcrata phi- lenl .iiix Italiens du seizième siècle, comme l'Enéide au règne d'Auguste, par le contraste des croyances merveilleuses , des passions grandioses d'une époque héroïque, avec le scepticisme, les basses intrigues et l'égoïsme du temps. Dans les deux immortelles incar- nations produites par Cervantes , tout le monde vit aussi en présence les deux civilisa- hons : celle du moyen-age , que le héros de la Manche défendait avec sa lance, comme Philip[)e II avec les bûchers de l'inquisition , et l'empire de l'expérience préconisé à la fois par Sancho et par Bacon. On peut reconnaître dans les productions sucessives de l'art la portée toujours plus grande de l'intelligence. Le mérite de l'artiste est bien déterminé par son imagination et son habileté pratique; mais, plus qu'il ne s'en doute, il est influencé par la pensée domi- nante de son siècle. La conception de l'œuvre tient à l'époque, le faire à l'individu. Aux xiu*, xiv% et pendant la plus grande partie du xv'' siècle, nous voyons les miracles du ;iGG l»E l.'.VKT calholicismc romain niatéiialisi'S par le pein- tre : on croirait voir des peintures de pagodes ; c'est la suite du culte des reliques, les der- niers restes de l'idolâtrie. Arrivé à Léonard de Vinci, à Raphaël, à Solari, le merveilleux chrétien se spiritualise de plus en plus. Les apôtres et les anges, la Vierge et le Christ ont réellement posé devant ces grands peintres. Oh ! certes, ils les ont vus dans leurs poéti- ques visions. Dieu leur révélait l'expression du Christ et de la pensée chrétienne, alore que Michel-Ange , fouillant les ruines, en exhumait la forme antique. Si nous compa- rons les anges et les saints des Cimabué, des BufFamalco, des Bartolo, desGaddoGaddi, avec ceux dés Léonard de Vinci , des Raphaël, des Solari, nous reconnaîtrons la même distance qu'entre les légendes des moines et les paroles des disciples du Christ. La pensée de l'auteur se laisse pénétrer dans ses œuvres : ou cette pensée est restée immuable, ou elle a marché avec le temps, ou, devançant les progrès accomplis, elle a" indiqué la route que l'humanité allait par- ri m; i/ahiisti; M'y? l'ojiiir. (leri a lieu à (ouU'S les ('poqncs, dans (oiUcs les manifcslations de Tari. L aiilciir sfationnaire oblicnl une cëléhiitù éphémère (le l'opinion qui résiste; mais comme on n'a rien de nouveau à apprendre de lui, il tombe bientôt dans un profond oubli : les galeries et bibliothèques publi([ues conservent seules les traces de son existence; tandis que les pro- ductions qui se sont développées sous l'in- fluence de l'esprit du siècle excitent cons- tamment l'intérêt parce qu'elles présentent le passé, le ])résenl, Tavenir, considérés du nouveau point de vue. Et quant aux œuvres des êtres d'élite, elles sont des sources d'où découle un enseignement dont nous ne pou- vons mesurer la durée, tant la pensée de ces grands missionnaires se prolonge dans l'in- fini. Les poètes-peintres de la Renaissance al- laient s'inspirer au plataniste d'Athènes, sous les ombrages de l'Académie, au forum de Rome antique et à la cour de ses empereurs. Cependant leurs âmes réfléchissaient l'esprit de Dieu, et pleins de confiance dans le Créa- 3CH DE l'vUT (ciii- ils voyaient dans le Clirist Tincarnalion de la charité universelle. Ce fut la peinture, ce premier instrument du progrès intellectuel des sociétés, qui sem- bla présider à cette grande rénovation. L'im- primerie ne prit de l'influence que très lente- ment. Pour qu'elle arrivât à l'ascendant qu'elle exerce aujourd'hui sur quelques fractions de l'espèce humaine, il a fallu non-seulement que les peuples apprissent à lire, mais encore qu'ils acquissent de l'aisance pour avoir le temps de lire, et des droits politiques pour s'intéresser à la marche des affaires générales. La décou- verte de l'imprimerie date de quatre siècles, et néanmoins les cinq sixièmes des hommes ne peuvent encore faire imprimer leurs pensées sans autorisation. La peinture et la sculpture , appelant l'at- tention sur le passé et offrant à la curiosité les scènes dramatiques de la vie, excitaient à lire les auteurs de la savante antiquité, les roman- ciers, les poètes; et alors, de grands écrivains vivaient, contemporains des grands peintres et statuaires. i;t i>i i.'akiis'h;. .'ÎGli La peinture et la statuaire n'étaient plus pour la fi;l()iro dos grand^i hommes et la reli- gion des peuples, des eonditions d'existenee, comme sous les républiques anciennes ; néan- moins, dans le temps de crise où l'on se trou- vait, les rois et les pontifes honorèrent ces deux nouvelles puissances et en implorèrent les faveurs. Si, depuis la Renaissance, nous suivons rextension et le progrès de ces deux branches de l'art, nous reconnaîtrons que l'étude agrandie de l'antiquité et de la nature en a été la conséquence immédiate, et qu'à cette étude la propagation en Europe de l'esprit de liberté doit son origine. Il nous sera démon- tré aussi que la peinture et la sculpture n'ont point prolongé d'un jour les croyances su- perstitieuses de l'église de Rome; qu'elles n'ont accru la popularité des souverains et des chefs des peuples, assuré leur gloire «\ venir, que lorsqu'ils se sont placés à la tète des idées nouvelles. Les pinceaux de Lucas de Cranach et du Giorgion n'eussent pas donné l'immortalité aux traits de Luther et II. 24 370 ^*^ l'aut de Pic de la Mirandole , si ces grands réfoi- mateurs n'avaient grave leurs actes dans la mémoire des peuples. Quel serait le mérite du Titien, si on ne pouvait citer de lui que les portraits de Charles-Quint et de Tinfàme Philippe 11? A mesure que la pensée écrite est comprise par un plus grand nombre, sa manifestation par la peinture et la sculpture s'étend aussi, parce que les facultés dont Dieu nous a doués, pour exprimer ce que nous sentons et conce- vons, se limitent par l'isolement et se com- plètent par l'union. Les illustrations devien- nent nécessaires à l'intelligence de nos livres, autant que les décors à l'illusion de nos théâ- tres, les tableaux à l'enseignement de nos églises : de même que les diames et les ser- mons, si bien écrits qu'ils soient, ne produi- sent tout leur effet que par la voix et le geste de l'acteur ou du prédicateur. Lorsque, par la propagation de la lecture , les connaissances historiques et religieuses viennent impressionner les ouvriers des villes, les habilanls des campagnes, on les voit près- Il m. I. Aiius'i'i;. 371 (|iu' toujoiiis oriK'i- k'iirs ^j^rciiii r?> , Icui's ohaumiùres , dos portraits des poisonnagcs ou (le la représentation des événements qui ont le plus eaplivé leur attention. Alors eette langue pittoresque , composée d'emblèmes et de symboles, d'allusions et d'allégories, de- vient familière à toutes les intelligences; on en veut retrouver les expressions sur les meu- bles et les vêtements; elle se substitue, dans les enseignes, à la langue écrite, s'associe aux annonces , remplace l'épigraphe ou l'ac- compagne d'une vignette; enfin elle est par- tout où l'on peut s'en servir sans inconvénient, parce que les hommes , qui n'aiment la pré- cision que lorsqu'elle est indispensable , pré- fèrent toujours l'expression figurée à l'ex- pression propre, le rêve de leur imagination au positif de leurs sens , et qu'il n'y a pas un signe de la langue pittoresque qui ne soit un trope ou une métaphore , une allusion , un symbole ou une allégorie. C'est ainsi que nos facultés s'entr'aident et s'harmonisent pour rendre la pensée, qui est réfléchie tout à la fois par les couleurs , 372 OE l'auï les formes et les sons. Les véiités morales se traduisent en paraboles, et leur représentation scénique , en tableaux ou bas-reliefs , décore les temples et les palais. Les axiomes de la science empruntent aussi le langage des for- mes et des couleurs pour se rendre plus in- telligibles et se propager. Enfin l'bistoire se déroule dans toute sa variété par les monu- ments : l'architecte, le peintre, le statuaire, en poétisent les événements , en même temps tjue les chroniques eii conservent les dates et que les écrivains en font le roman. On peut se convaincre, par cette multitude innombrable de desseins, peintures, gravures et lithographies que chaque jour voit éclore, de Textrêmc extension que prennent les arts du dessin, et de leur propriété de refléter les diverses modifications de la pensée à mesure (ju' elles naissent , sans plus qu'une glace en fausser les reflets. Nous contestons à l'artiste la possibilité de faire mentir ses pinceaux. Il peut, pour lUi salaire , placer des personnages sur la toile ; mais le sujet que sou intelligence n'adopte pas ne recevra jamais (k; lui la vie drainai i([iu', el il faudra des explications à son lahlcau poiu- que la parabole en soit intellij^ible. Les snjcts religieux ne peuvent être traités qu'au point de vue d'une foi aveugle ou de l'allégorie ; autrement ils ne présentent que des figures plus ou moins bien cxécvitées , mais qui ne disent rien au cœur, ni à l'esprit. Reconnaî- trait-on l'expression de la foi dans ces nouvelles éditions de miracles et de martyrs d'une re- ligion qu'on supporte sans y croire, soit parce qu'on est las de lutter contre sa passion domi- natrice , ou qu'on espère jouir encore du fracas de sa chute? Ah! combien ont plus de vie les pages tracées en présence de l'événement ! comme leur spontanéité est belle, même dans leur désordre ! Certains amateurs ne voient dans un tableau que l'exécution, et ne veulent pas reconnaître une pensée qui tient à l'artiste, à son époque, à son pays, comme s'il était possible qu'il en fiît autrement , et que les œuvres de l'homme ne portassent pas l'empreinte de son indivi- dualité, et lui-même celle de son temps et 374 DE I, A UT du milieu dans lequel il vit. Ils accuseni d'anachronisme des peintres qui placent dans leurs compositions le Christ ou la Vierge avec des personnages qui vécurent plusieurs siècles après, et ils ne paraissent point soup- çonner que les dieux de la foule n étaient pour ces artistes que des personnages allé- goriques. Il est cependant facile de distinguer dans les tableaux religieux l'artiste qui plane au-dessus des croyances romaines, de celui qui en subit le joug. Si, à une époque où le doute s'introduisait dans les écoles , ils ne voient pas le scepticisme se déceler dans les œuvres de Michel-Ange, la confiance en Dieu , la charité se manifester dans Raphaël et Léonard de Vinci ; s'ils ne découvrent pas la haute philosophie de Paul Véronèse, et la complète indifférence religieuse du Guido ou de l'Albane, oh! alors, que ces amateurs por- tent des jugements sur les armes des sauvages, sur la forme des tables et chaises de nos pères, ou autres antiquités de pareille importance, mais qu'ils s'abstiennent de parler des beaux- arts. KT DE i/aUTISTE. 375 Si l'on oxaminc les œuvres de l'art depuis la Renaissance jusqu'à l'époque présente, on y reconnaîtra assez généralement les traces de l'anfiquité. Les livres de la Grèce et de Rome forment toujours la basedeTinstruction collégiale. Les statues, les peintures et les ruines des deux civilisations n'ont cessé de ravir notre admiration , et sont encore l'objet de nos études : à peine si nous osons marcber seuls : les pédagogues nous ont dressés à n'ad- mettre aucune des idées qui naissent dans nos âmes, sans l'avoir au préalable comparée avec celle des Grecs et des Romains, pour en apprécier le plus ou le moins de justesse. Les êtres forts secouent le joug; mais ils n'ont pu éviter de le porter. La pensée nous vient de Dieu ou des autres hommes , et la forme par laquelle nous l'ex- primons est empruntée à la nature elle-même ou à ses imitations. Nous reproduisons la forme selon l'aptitude de nos organes, nous l'animons selon le degré de sensibilité, et sa vie résulte de son harmonie avec la pensée. C'est une recherche vaine d'examiner quel 376 Mi l'aut est la nation qui prime les autres dans la ma- nifeslation de la pensée; les bardes, sur les monts glacés, entendirent la voix de Dieu ; elle retentit dans la forêt du nord comme au milieu des bosquets d'orangers et de jasmins, et les poètes la traduisirent dans la langue des peuples. L'impulsion, partie de l'Italie, se propagea rapidement dans le reste de l'Eu- rope; les autres nations atteignirent bientôt le pays d'où jusqu'alors l'instruction leur était venue , et l'Italie ne fut plus visitée que pour ses souvenirs et ses ruines. Les artistes se sont formés exclusivement sur la nature ou sur l'antique ; plus souvent par l'étude des deux , et celle des chefs-d'œu- vre modernes. Ils sont imitateurs ou inspirés; ils ont plus ou moins d'intelligence des choses divines et de ce monde ; plus ou moins de facultés de rendre leurs sentiments et leurs inspirations. C'est d'après ces considérations ([ue se basent nos jugements sur les produc- tions de l'esprit humain ; et c'est aussi de ce point de vue que nous jetterons un coup d'œil rapide sur la marche progressive de la pein- tr i>K i/awtiste. 377 t me depuis Micliel-Ange jusqu'à David, Gc- rieauld et Léopold Robert; depuis Léonard de Vinci et Raphaël jusqu'aux Delacroix , aux Sheder, aux Ziégler, eJc, etc. A l'époque de la Renaissance, l'admira- tion fut si prodigieuse, à l'aspect de cette civi- lisation qui, après mille ans et plus, sortait de son tombeau; ses ombres antiques étaient si grandes, les ruines qu'elles habitaient si ma- jestueuses ; leur langage avait tant d'élévation et de fierté, leurs vertus et leurs vices tant de grandiose; les rejetons du moyen-àge qui se mouvaient sur la scène étaient si petits au- près de ces géants, qu'un invincible dédain pour le monde au milieu duquel ils vivaient entra dans l'âme du poète et de l'artiste. Ils virent dans la Vénus, l'Apollon, l'Antinous, l'Hercule, de si parfaits modèles de beauté et de force, et dans les temples, les palais, les arcs de triompbe que leur longue conservation semblait destiner à l'enseignement des pro- portions si colossales , cpi'ils durent croire au déclin de l'humanité. Michel-Ange jieignail avec Léonard dr 3?'8 ut l'art Vinci la salle du conseil à Florence, quand se découvrit dans toute son étendue la diiïércnce de leurs principes sur l'ait. Léonard était amant passion né de la nature, et voyait partout en elle des manifestations de Dieu, tandis (pie Michel-Ange, enthousiaste de l'antique, était surtout le peintre de la forme, et ne voyait de beauté que dans des proportions colossales, de grandeur que dans la force musculaire , de volupté que dans les joies sensuelles. Qui ne croirait, à la vue de son Jugeaient dernier, qu'Hercule ou Milon de Crotonc n'ait posé continuellement devant lui? Il peignit aussi sur la voûte de la chapelle Sixtine neuf sujets pris dans l'Ancien Testament; et on y voit les prophètes et les sibylles dans des attitudes très hardies. La Léda, qu'il avait peinte pour Fontainebleau, scandalisa par son cynisme la cour de François L'. Elle fut brûlée /^«r res- pect pour les dames. Si Michel-Ange avait eu la pensée de Dieu dans l'âme, il aurait donné au 7111 de la pudeur, et en eût mis l'expres- sion jusque dans les embrassemenls de l'a- mour. Mais les croyances et les mœurs de ses i;r iiii l'auti}>te. 379 contemporains semblent avoir été sans action snr cet liomme extraordinaire. Il était l'incar- nation du g(''nic' antique qui présidait à la grande renaissance de la société. Ses statues paraissaient sortir du ciseau de Phidias ou de Praxitèle; ses fresques étaient prises pour des peintures du Parthénon, et cette coupole de Saint-Pierre, que l'air semble supporter comme une féerie, étonnait tous les yeux. Avant Léonard de Vinci et Raphaël, on voit les ombres immobiles des statues fixées sur la toile du peintre, quand la piété n'y a pas copié la madone ou le fétiche de l'ancienne cathédrale. Ces deux grands artistes animaient leurs personnages des émotions de leur cœur et des reflets de leur âme. Que de foi dans le saint Jean-Baptiste qui montre le ciel , et que de mouvement dans la peinture de la Cène ! quelle variété d'expression! Son effet l'em- porte sur l'Évangile autant que le drame sur le récit. Quelles belles idéalisations que les anges de Raphaël, et comme l'harmonie divine vibre dans leurs regards! Ce grand peintre s'écarla de la manière du Pérugin pour suivre 380 1)1 l'a UT les traces do Michel- Ange, et, lapporlant tout aux belles proportions académi(jues, il corrigeait la nature sur l'antique; mais il avait trop de poésie, de sensibilité, de religion, pour persister dans cette voie. Le choix entre la nature et l'antique par- tagea les écoles d'Italie en deux sectes qui eurent chacune de nombreuses subdivisions. La nature se montre belle par l'harmonie de ses rapports, et pour l'homme religieux qui l'observe toute beauté est relative; il ne la conçoit absolue que dans Dieu, tandis que l'imitateur de l'antique a des lignes arrêtées pour tout. De ces deux principes, il résulta que l'art moderne s'emparant de tout le sa- voir des anciens les dépassa en tout, et les deux routes convergèrent vers le progrès. A l'étude de la nature Venise et Florence durent l'éclat de la couleur, le moelleux du pinceau, la suavité de l'expression, tandis que Rome emprunta à l'art antique la beauté de son dessin, la majesté de ses personnages, la richesse de ses ornements, la poésie de ses sym- boles et allégories. Le Corrège se forma par KT l»i: l.'AUTIhTi:. 381 l ôUrK' souI*' (le la tiatiiic, cl Jules llomain iréludia que raini(iue. Los sujets rcli{5ieux du premier on( de roncliou, dcrattendrissernenl, et il règne dans ceux empruntés au poly- théisme une volupté enivrante; mais les mo- dèles de ses personnages n'ont pas toujours été bien choisis, et ses formes sont parfois plutôt bizarres cpic belles. Jules Romain, plein de dignité, de noblesse, a beaucoup de mouve- ment; son dessin est correct, et l'expression s'harmonise avec l'action; néanmoins ses ta- bleaux ont une sécheresse, une roideur, qui laissent sans émotion. On prendrait le triom- phe de Titus et Vespasien pour une fresque exhumée des ruines de Pompéi et d'Hercula- num. Les anciens avaient toute l'admiration de Kaphaël. Cependant ce grand peintre sentit tout ce que la foi chrétienne pouvait ajouter à leur mérite : les tableaux du Titien lui révé- lèrent les beautés du coloris qui leur avaient manqué; il égala Michel-Ange par la forme, Léonard de Vinci pai- l'expression, et se mon- tra au niveau de la philosophie la plus avan- 382 Dii l'a m cée de son temps. Dans sa conrle existence, il eut trois manières successivement progres- sives ; la Vierge nommée la Jardinière est un exemple de la première ; l'Incendie du Borgo^ de la seconde ; la Sainte Famille, qu'il pei- gnit pour François I", de la troisième; et la Transfiguration est la plus belle expression de son génie. Dans la Dispute sur le Saint- Sacrement^ la question paraît insoluble pour les docteurs, les prélats et cardinaux; indécise dans la pen- sée des prophètes qui entourent le Christ. L'im- passibilité du Père éternel et le geste du Christ semblent réprouver la contestation, tandis que, pour concilier les disputants, l'Esprit saint rayonne sur l'hostie. Cette fresque est de l'é- poque où les réformés niaient la présence réelle. Dans V Ecole d Athènes , peinte pqsté- rieurement, on croit lire le doute sur les figures de tous ces philosophes, dont les bustes sem- blèrent sortir des ruines à point nommé pour poser devant Raphaël. Les personnages de ces deux vastes compositions sont à la recherche de la Vérité; landis que, sur le Parnasse, les i;t uk i/autiste. 38.'i poètes révèlent leurs inspirai ions. Science, pliilosopliie et poésie, ce grand honnne réunit tout; il résuma les progrès accomplis jusqu'à lui. Environ cinquante années s'écoulèrent de la mort de Raphaël au temps où vivait Paul Véronèse. On était à la fin du XVI" siècle ; le nord de l'Europe venait de conquérir la li- berté relifirieusc, la Hollande s'insurgeait con- tre Philippe 11, et la Ligue disputait le trône au grand Henri. Paul Véronèse comprit son épo- que et plana au-dessus d'elle, ainsi que Cer- vantes, Montaigne, Bacon, THospital et tous ces génies divers qui apparurent eu tous lieux dans ces jours d'émancipation intellectuelle. Paul Véronèse ne fut pas inspiré à l'égal de Léonard de Vinci ou de Raphaël, ni enthou- siaste de l'antique ainsi que Michel-Ange ; sa touche n'est pas voluptueuse comme celle du Corrège, suave comme celle d'André del Sarto, ni son dessin aussi pur que celui de Jules Ro- main ; mais il s'élève au-dessus de la lettre de l'Évangile et comprend la mission de Jésus. Dans le tableau des Noces de Cnna, il a réuni en banquet, sous un magnifique poi- lique, une mullilude de personnages ; les cos- tumes les plus variés s'y rencontrent; on eu voit de riches et brillants, à côté d'autres d'une extrême simplicité; des musiciens sont accou- rus et ont improvisé un concert de toutes sor- tes d'instruments; de nombreux valets s'em- pressent, et partout se montre la foule; on l'aperçoit sur les terrasses, aux fenêtres, mais l'espace manque et tous ne peuvent voir. Les plus puissants monarques de la terre sont assis à cette table : on y reconnaît Charles-Quint^ Soliman II, François P% Marie, reine d'An- gleterre, Éléonore d'Autriche, des princes nè- gres, et quantité de personnages qui paraissent appartenir à l'élite de la société, de tous les pays et de toutes les sectes. Quel irrésistible attrait peut donc faire oublier à tous ces con- vives et leurs rivalités politiques et leurs que- relles religieuses?... Le premier miracle du Christ manifeste toute sa doctrine, et les na- tions représentées autour de l'envoyé de Dieu sont fascinées par la puissance magnétique de ses paroles. Un vin généreux a remplacé une F.T DE i/artiste. 385 oaii insipide, et l'union et l'amour ont banni la discorde et la haine. Cette immense com- position exprime la haute philosophie de l'é- po(jue : c'est la traduction sur toile des dis- cours de tolérance que l'Hospital tenait à une cour impie et dissolue. Ce grand but unitaire du christianisme se retrouve dans les Pèlerins d'Emmails. Paul Véronèse n'a pas, comme le Titien, fait de l'ap- parition du Christ après sa résurrection, une scène d'intimité : le peuple est accouru pour contempler les traits du Sauveur, le voir rompre le pain, et du point de vue embléma- tique d'où le peintre considère l'événement, il semble l'agrandir encore. La résurrection du Christ est l'emblème de l'immortalité de sa doctrine défendue par les peuples. Paul Véronèse dans aucun de ses tableaux ne se montre très préoccupé de la lettre de l'Evangile; presque toujours il cherche à en faire pénétrer le sens allégorique par les beaux développements qu'il ajoute, et les person- nages d'une époque subséquente qu'il fait ap- paraître. n. 25 366 i>E i.'art Il y avait eu progrés dans la peinture depuis Raphaël, et l'instruction, quoique très rare encore, était plus généralement répandue. Tintoret, le fougueux et dramatique contem- porain de Véronése, ne cherche pas à péné- trer les mythes chrétiens , mais il ne montre pas plus que lui d'idolâtrie dans sa croyance. Un demi-siècle plus tard arrive la hrillante pliase pittoresque où se font distinguer les Carrache, le Caravage, le Guide, Lanfranc, Alexandre Véronése, l'Albane , le Domini- quin, le Guerchin, Piètre de Cortone, Salvator Rosa, etc., etc. Les compositions de ces maîtres laissent toutes apercevoir Tinfluence de l'an- tiquité, de sa philosophie et de son culte. Les dieux du paganisme interviennent sans cesse dans les peintures du drame de la vie : l'écri- vain, le peintre et le statuaire présentaient alors en allégories ce que le sacerdoce domi- nateur imposait comme articles de foi. Ainsi qu'au temps du polythéisme, les artistes affec- tèrent divers symboles aux puissances du ciel et de l'enfer, aux saints et aux prophètes qu'ils idéalisèrent. La tige de lis devint le caducée liT uK l'aktiste. 387 invariable de l'ange Gabriel; deuK grosses clefs furent les attributs de saint Pierre; le chien était toujours le fidèle compagnon de saint Roch, comme le pourceau celui de saint Antoine. On personnifia aussi les abstractions, la justice, la force, la tempérance, de même que la foi, l'espérance et la charité entrèrent dans la hiérarchie céleste. Avant de quitter l'Italie, arrêtons-nous un instant devant le Dominiquin. L'antiquité prit de la nature de si belles em- preintes, que, dans son admiration, l'artiste les copie souvent de préférence à la nature elle-même : mais celle-ci ne se révèle jamais en entier; elle a toujours pour celui qui l'étu- dié une multitude de beautés et d'harmonies non encore aperçues. Le Dominiquin, comme Léonard de Vinci, l' étudia spécialement dans l'expression des mille nuances de la pensée et du sentiment. Il méditait longtemps son sujet, et, pour chacune des parties, faisait, d'a- près nature, des études prodigieuses par le temps et le travail qu'elles exigeaient. 11 était, dit-on, tellement préoccupé de son art, (pie si 3b8 UE l'a ni dans les personnes il remarquait une exprès- . sion ou un mouvement qu'il n'avait pas encore observé, il se hâtait de les dessiner. 11 le sen- tait, pour être un grand artiste, il ne suffit pas d'avoir de la poésie dans la tête et de l'habi- leté dans la main, il faut encore observer sans cesse la nature, et l'étudier dans les émotions du cœur et les inspirations de l'ame. Le Domi- niquin pensait que le peintre, comme l'auteur dramatique, doit s'identifier avec l'action qu'il représente. Le Poussin disait que, depuis Ra- phaël, le Dominiquin avait seul compris l'ex- pression. Dans les tableaux de ce grand pein- tre, la pose du corps, les mouvements des bras et des jambes s'accordent toujours avec la physionomie, et expriment aussi la volonté et le sentiment. Cet artiste ne cherchait pas à pé- nétrer les mythes relieieux : son tableau d'A- dam et Eve est le récit en langage populaire d'une des belles allégories de l'Ecriture sainte, et dans cette composition le croyant absorbe le poète. Mais son David en extase, faisant vi- brer sa harpe des chants que Dieu lui inspiie, ravit d'admiration! Que de foi! quelle poé- KT l)E |/aUTI8TE. 389 tique ivresse! — Dans le groupe d'Énée et Anchise, quelle belle démonstration de la force morale de l'homme! Dans cette scène, extraite d'une longue série de calamités, les figures, d'une simplicité sublime, sont dignes d'Homère. Le Domini(juin a surpassé dans plusieurs parties de l'art tous les peintres qui l'ont pré- cédé. La Communion de saint Jérôme l'em- porte , dans l'opinion de plusieiu^s , sur la Transfiguration. Cependant le Dominiquin est inférieur à Raphaël et à Paul Véronèse par la portée de son intelligence : il ne ré- sume pas tous les progrès de son temps, il n'agrandit pas l'horizon de la pensée. 11 peut être considéré comme le dernier grand pein- tre qu'ait produit l'Italie; ce n'est pas que, depuis, ce pays n'ait donné naissance à de bons artistes, mais l'impulsion paraît d'ail- leurs. La catholique Espagne , qui avait terminé son moyen-âge par l'expulsion des Maures et l'établissement des auto-da-fé, offrait la peinture des veitus ascétiques sous les cou- 390 DE l'art et uk l'autiste. leurs d'une poésie sombre, dont ses artistes seuls ont été inspirés. Les écoles d'Allemagne se faisaient remarquer par la simplicité et la naïveté religieuse. Les Pays-Bas excellaient dans la représentation des scènes ordinaires de la vie , tandis qu'en France les écrivains et les peintres se plaçaient à un nouveau point de vue , expliquaient la croyance par le raisonnement , réglaient les convenances , et opéraient la fusion des usages, des formes et des pensées antiques , avec les mœurs , le culte et la tournure d'esprit des Celtes du dix-septième siècle. C!-\. TABIiE IhHH IVfATIi:KKf^. TOME PHEMIER. CHAP. I. Le Bal 1 II. El Retiro 17 III. aiADAME BERNAP.D 27 IV. Le Magnétisme 43 V. La onzième Lettre Ci VI. Mépiiis 81 VII. Histoire d'un Prolétaire 103 I. Son enfance et son séjour en Angle- terre ib. II. Son retour en France 151 III. L'atelier de Girodet 167 IV. La Conciergerie 19S V. Les Ouvriers des ports. Le Maqui- gnon. Le Maître d'armes .... 217 VI. Les Étudiants en médecine. Le Prêtre Xavier 237 VII. Une grande détermination .... 315 VIII. La Contrebande 33i Erratum pour le second volume. Du chapitre le Cachot allez à celui du Prêtre. TOME SECOND. Chap. I. Un Dandy 3 II. Un Projet manqué 25 III. Histoire de maréqlita 35 IV. .Suite de l'Histoire 81 V. La Femme dans l'avenir 91 VI. Les Tribulations du Riche 105 VII. Une Vision I4i VIII. Le Bonheur 173 IX. L'Intrigue I86 X. Un Mari 20i XI. La Condamnation 2i5 XII. Le Cachot 223 XIII. La Chaîne des Forçats 233 XIV. Le Prêtre 245 XV. L'AnxiEté 253 XVI. Trahison 261 XVn. La Douleur 267 XVIII. Le Spectre 273 XIX. La Mort 279 XX. L'Espoir 289 XXI. Le Couvent hospitalier 303 XXII. La Presse 3i5 Articles sur l'Art 327